Lundi 7 février, la 16ème audience du procès des responsables présumés du meurtre du fondateur de l’hebdomadaire bilingue Agos a eu lieu en l’absence d’Ogun Samast, regardé par l’accusation comme ayant tiré sur le journaliste.
En raison de son âge au moment des faits et de l’entrée en vigueur d’une nouvelle législation, Samast sera jugé par la cour d’Assises pour mineur de Sultan Ahmed dont la première audience se tiendra le 28 février.
Seuls encore en détention, outre ce dernier, dans ce procès, Yasin Hayal et Erhan Tuncel comparaissaient devant la 14ème chambre de la Cour d’Assises d’Istanbul désormais présidée par Rustem Eryilmaz, après que le président Erkan Canak, dont il était jusqu’alors un des assesseurs, ait été démis de ses fonctions par le Conseil de la magistrature pour des motifs qui semblent plus liées à ses sympathies kémalistes qu’à sa manifeste réticence à chercher la manifestation de la vérité dans ce dossier.
Le gouvernement turc ayant décidé de ne pas faire appel de l’arrêt par lequel la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) l’avait condamné le 14 septembre 2010 pour avoir enfreint la liberté d’expression de Dink et n’avoir pas pris les mesures nécessaires afin d’empêcher son assassinat, cette audience avait valeur de test quant à la volonté réelle de la Cour de mettre à jour toutes les responsabilités dans cette affaire au-delà du cercle étroit des seuls vingt jeunes accusés.
Ce d’autant que le Président de la République Abdullah Gul déclarait deux semaines avant l’audience être préoccupé par la difficile avancée du procès.
Les demandes faites par les avocats des parties civiles afin que des témoins viennent déposer à la barre allaient cependant rester lettres mortes au motif allégué des difficultés à localiser leurs nouvelles adresses.
En présence du président de l’Union des barreaux de Turquie, ancien bâtonnier d’Ankara, les bâtonniers de Diyarbékir et Mersin se constituaient à la procédure au soutien des intérêts de la famille Dink après avoir précisé que leur conseil de l’ordre respectif avait voté une motion en ce sens.
Le bâtonnier de Paris, Jean Castelain et le vice-bâtonnier Jean-Yves LeBorgne étaient représentés à l’audience par Marie-Alix Canu-Bernard, membre du conseil de l’ordre au sein d’une délégation composée d’Elise Arfi, secrétaire de la Conférence et d’Alexandre Aslanian, vice président de l’Association Française des Avocats et Juristes Arméniens
Leur confrère Yves Oschinsky, ancien bâtonnier de Bruxelles et Hélène Flautre, député européen, présidente de la délégation UE-Turquie étaient également présents.
Fethiyé Cetin prenait alors la parole pour évoquer les informations non transmises à la Cour et relatives aux relation de certains des accusés avec les autorités turques telles que contenues dans deux livres publiés au début de cette année par les journalistes d’investigation Nedim Sener et Adem Yavuz Arslan.
Elle évoquait la convocation de Dink à la Préfecture d’Istanbul par suite de la publication en février 2004 de son article dans lequel il révélait que Sabihe Gokcen, fille adoptive de Mustafa Kemal, et symbole de la femme moderne turque, était une orpheline arménienne.
Cette réunion s’était tenue en présence du Directeur régional des renseignements généraux (MIT) qui avait menacé DINK à mots couverts en lui disant qu‘il devait faire attention à lui car des gens lui en voulait.
Dans son nouveau livre consacré à ce meurtre et publié en janvier, Nedim Sener affirme que l’organisation de cette rencontre a été exigée par l’Etat-Major de l’armée.
L’avocate demandait alors à la Cour de questionner l’État-major et les services de renseignements sur le point de savoir si cela faisait partie de leur attribution que de prévenir les journalistes de l’existence de menaces à leur encontre et pour quelles raisons ils n’ont alors pas accordé une protection à Dink.
Notre consœur rappelait à la Cour que le Parquet d’Istanbul est responsable de la collecte des preuves dans ce dossier et que de nouvelles preuves pourraient conduire à de nouvelles inculpations.
Elle souhaitait à cet effet que la Cour transmette au Parquet une demande afin que les retranscriptions des écoutes téléphoniques de l’avocat ultra nationaliste Kemal Kerincsiz qui était à l’initiative des plaintes déposées contre Dink pour atteinte à la « turcité » et qui est inculpé dans l’affaire Ergenekon, soient versés au dossier.
Par suite, Arzu Becerik, autre avocate de la famille Dink, demandait à la Cour de tirer toutes les conséquences de l’arrêt de la CEDH devenu définitif depuis le 14 décembre dernier en rappelant que les demandes de jugement d‘un certain nombres de fonctionnaires ont été rejetées par la Cour.
Elle soutenait qu’en raison de la condamnation de la Turquie pour violation du droit à la liberté d’expression de Dink l’article 301 du code pénal visant l’atteinte à la « turcité » ne pouvait plus être appliqué par les juridictions et devrait être ultérieurement abrogé.
Arzu Birecik énonçait que la Turquie devait avoir la volonté politique de se conformer à cet arrêt, et concluait son intervention en déclarant : « Aujourd’hui, la sincérité de la Turquie va être éprouvée » .
Son confrère, Bahri Belen, transmettait alors au président de la Cour l’arrêt de la CEDH et rappelait que lors de la précédente audience elle avait rejeté sa demande d’initier des poursuites à l’encontre d’autres personnes que les accusés en se fondant sur le caractère alors non encore définitif de la décision des juges de Strasbourg.
Il réitérait la demande de jonction des procédures ouvertes à Trabzon contre deux sous-officiers avec celle pendante devant la Cour d’Istanbul et d’audition des témoins soient par la juridiction afin que les avocats puissent les questionner directement.
Intervenant à son tour, Erdogan Soruklu, l’avocat d’Erhan Tuncel, décrit par l’acte d’accusation comme un des commanditaires du meurtre, soulignait que son client se trouvait en détention préventive depuis plus de quatre ans alors qu’il avait fournit une aide importante aux forces de sécurité grâce à laquelle, selon lui, elles avaient pu identifier Samast, présenté comme étant le meurtrier.
Il déplorait que « malgré cette assistance l’opinion publique le regarde comme le principal instigateur de l’assassinat alors qu’il y a des preuves de son innocence » et demandait à la Cour ne pas prêter considération aux analyses développés par les médias dont Tuncel serait victime des manipulations.
L’avocat rappelait que les forces de sécurité étaient avisées du projet d’assassinat de Dink par son client ce que reconnaîtrait l’acte d’accusation qui s’avèrerait entaché de contradiction puisque Tuncel y est décrit dans le même temps comme l’instigateur du crime.
« Depuis le début, les déclarations de mon client n’ont pas varié contrairement à celles de autres accusés » déclarait l’avocat en précisant que « la personne qui a reconnu avoir acheté l’arme utilisée n’est pas en détention provisoire ».
Dans le cadre d’une nouvelle stratégie de défense, le conseil de Erhan Tuncel s’associait aux demandes de jonction des procédures de Trabzon et d’Istanbul formulées par les avocats de la famille de la victime et terminait son intervention en réclamant la liberté de son client.
Invité à s’exprimer Yasin Hayal indiquait quant à lui n’avoir rien à déclarer.
En réponse à la demande qui lui était faite par le président de la Cour demande quant à sa position sur les requêtes qui venaient d’être développées par les avocats, le représentant du Parquet indiquait qu’il les laissait à l’appréciation de la Cour.
Celle-ci se retirait alors pour un bref délibéré.
Si la demande de remise en liberté de Erhan Tuncel allait sans surprise être rejetée, l’espoir que ce dossier connaîtrait enfin une véritable nouvelle approche par suite de l’arrêt de la CEDH et de la désignation d’un nouveau magistrat pour présider aux débats de la Cour allait être quelque peu déçu.
La demande de jonction des procédures, qui pourrait seule permettre de relier tous les éléments du puzzle entre eux, allait, en effet et à nouveau être rejetée pour la énième fois.
Pour autant, et en guise de réponse à l’arrêt de la CEDH, le Parquet décidait d’ouvrir une enquête préliminaire relativement à une trentaine de haut fonctionnaires d’autorité dont le préfet d’Istanbul, les directeurs de la police d’Istanbul et de Trabzon ainsi que le directeur de la gendarmerie de Trabzon à l’époque de l‘assassinat, pour des faits de possibles négligences.
Pour preuve des atermoiements du pouvoir, le Ministre de l’Intérieur, Besir Atalay, démentait cependant quelques heures plus tard que le Procureur ait déjà ordonné l’ouverture d’une enquête affirmant que celui-ci saisit d’une demande en ce sens, n’avait pas encore pris de décision.
Quand bien même une enquête viendrait à se traduire par le prononcé de sanctions administratives voire de condamnations, elle ne concernerait en toute hypothèse que les carences dont auraient fait montre ces agents de l’Etat dans la prévention de l’assassinat mais ne pourrait conduire à en identifier les véritables commanditaires, tel n‘étant pas son objet.
Il est par ailleurs acquis, que l’issue de ce procès n’est nullement conditionnée par le résultat de cette nouvelle investigation qui, de l’avis général, devrait perdurer même après le prononcé de l’arrêt attendu d‘ici la fin de cette année.
La prochaine audience a été fixée au 28 mars.
Alexandre ASLANIAN Avocat au Barreau de Paris Vice-Président de l’AFAJA