La quinzième audience du procès des assassin et complices présumés du directeur d’Agos, tenue le 25 octobre 2010, s’est ouverte sur un coup de théâtre.
Par des réquisitions laconiques et sans un mot pour la famille, le Procureur, après avoir rappelé les nouvelles dispositions législatives adoptées durant l’été, a demandé que le principal accusé soit renvoyé devant une Cour d’Assises des mineurs au motif qu’il n’avait que 17 ans au moment des faits.
Sans surprise, Levent Yildiril, l’avocat de Samast s’est associé aux réquisitions du Ministère public tout en éprouvant le besoin de surenchérir et demander la mise en liberté de son client.
Les avocats de la famille Dink se sont naturellement opposés à cette demande, insistant sur « la présence nécessaire de Ogun Samast à l’audience, pour faire toute la lumière dans cette affaire ».
Mais la conviction n’y était pas, ayant parfaitement conscience que cette nouvelle loi allait modifier le cours de ce procès.
Votée le 12 juillet 2010, elle était destinée à protéger « les enfants de l’intifada kurde » poursuivis devant les Cours d’assises de Dyarbakir comme des « terroristes », pour avoir jeté des pierres sur des convois militaires turcs. C’est d’ailleurs à ce titre que cette réforme avait été soutenue par les courants progressistes turcs.
Triste ironie de l’histoire, elle bénéficiera, pour l’une de ses premières applications, à l’assassin présumé de Hrant Dink. Le quantum des peines encourues devrait néanmoins rester inchangé puisque la minorité de Samast avait déjà été prise en compte dans les poursuites initiées devant la Cour d’assise d’Istanbul.
Sans prendre la peine de se retirer et par un simple échange de regards entre le Président et ses assesseurs, la Cour prononça instantanément et sur le siège son arrêt intermédiaire, renvoyant Ogun Samast devant la Cour d’Assisses des mineurs de Sultan Ahmed.
Au milieu d’une salle partagée entre la résignation et la révolte, Hosrov Dink, frère de la victime s’est alors levé pour laisser exploser sa colère : « Si la Justice avait été rendue à temps, cela ne serait pas arrivé. Voilà plus de trois ans que dure ce procès ! »
Et Rakel Dink d’ajouter : « Ceux qui ont organisé l’assassinat de mon mari savait que cela se terminerait ainsi ».
Assise au dernier rang des bancs de la partie civile, Delal Dink, fille aînée du journaliste assassiné, ne peut retenir ses larmes. Ali Bayramoglu, qui se tient à ses côtés tente de la réconforter. Mais nul ne prête attention à la solitude de la Famille.
Encadré par deux gendarmes, Ogun Samast quitte définitivement la salle d’audience de la quatorzième chambre de la Cour d’assise d’Istanbul.
Et c’est par la condamnation de la Turquie par la Cour européenne des Droits de l’Homme que les avocats de la partie civile décidèrent d’enchaîner.
Hrant Dink avait, de son vivant, saisi la Cour de Strasbourg en raison de l’atteinte à sa liberté d’expression qu’avait constitué sa condamnation à six mois d’emprisonnement pour dénigrement de la « turcité », prononcée par le Tribunal de Sisli en octobre 2005 et confirmée par la Cour de Cassation le 1er mai 2006.
Après son assassinat, son épouse, ses enfants et son frère Hosrov avaient poursuivi l’instance en y ajoutant un recours fondé tant sur la violation de l’article 2 de la Convention, en raison du manquement de l’Etat à son obligation de protéger la vie de Dink et l’ineffectivité des poursuites pénales dirigées contre les agents publics, que sur celle de l’article 10, du fait que la déclaration de culpabilité de Dink pour dénigrement de la turcité avait fait de lui une cible pour les ultranationalistes.
La décision qu’allait rendre l’instance européenne revêtait une importance essentielle pour la poursuite du procès d’Istanbul, savoir :
mettre en évidence d’une part, la résistance de l’Administration publique à rechercher tous les niveaux de responsabilité dans l’assassinant du directeur d’Agos.
neutraliser d’autre part, l’axe de défense des accusés qui se sont toujours réfugiés derrière les condamnations pénales prononcées contre Hrant Dink pour atténuer leur responsabilité voire même justifier leur intention criminelle.
Or la Cour Européenne des Droit de l’Homme, par son arrêt du 14 septembre 2010, a infligé à la Turquie un véritable camouflet, remettant sérieusement en cause la crédibilité des poursuites jusqu’à ce jour engagées, stigmatisant notamment le fait « qu’aucune des trois autorités informées de la planification de l’assassinat et de son exécution imminente n’a réagi afin de l’empêcher. » (Voir extraits de l’arrêt ci-contre)
C’est Me Fethiye Cetin, à la tête du collectif d’avocats de la partie civile, qui interpella en premier le Président : « La Turquie a accepté la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Elle doit respecter les arrêts rendus par la Cour de Strasbourg. Le pouvoir judiciaire doit prendre ses responsabilités pour corriger les violations dénoncées par cet arrêt. »
S’appuyant sur les motivations de Strasbourg, elle revient sur les carences de l’instruction : « Les enquêteurs doivent être indépendants des organes de police soupçonnés d’avoir participé au crime. Le procès devrait être conduit de manière à ce que l’identité de toutes les personnes impliquées soit établie notamment celle des fonctionnaires qui n’ont rien fait pour empêcher ce crime. La cour a aussi la tâche de savoir s’il existe un discours de haine ou des motifs racistes à l’assassinat de Dink. Il faut une jonction entre les procès de Trabzon et celui d’Istanbul ».
Et Me Cetin d’interpeller la Cour : « Malgré les dépositions accablantes des deux sous-officiers, pourquoi leurs supérieurs hiérarchiques n’ont-ils jamais été inquiétés ? Pourquoi les autorités sont-elles restées sans réaction alors que les preuves sur la préparation de l’attentat lui avaient été fournies ? »
Et de conclure : « Il n’est pas possible de considérer l’enquête actuellement menée comme sérieuse. Strasbourg vous demande de mener une enquête efficace. »
Revenant sur la condamnation de Hrant Dink pour dénigrement de la « turcité », Me Fethiye Cetin s’indigne de l’interprétation, par le Tribunal de Sisli, des articles du Directeur d’Agos et dénonce l’articulation d’une décision, qualifiée de « torchon », pour y voir l’affirmation d’un préjugé raciste.
À l’occasion de l’interruption d’audience, la mission d’observation judiciaire envoyée par le Bâtonnier de Paris, Jean Castelain, composée de Mes Olivier Guilbaud, membre du Conseil de l’Ordre, Kee-Yoon Kim, Secrétaire de la Conférence et Alexandre Couyoumdjian, Président de l’AFAJA, s’est adressée à la presse pour témoigner à nouveau de sa solidarité avec les avocats turcs en charge des intérêts de la famille Dink et demander qu’il soit tenu compte de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme.
À la reprise d’instance, Me Arzu Becerik, intervenant également pour la partie civile, rappelait comment la jurisprudence de Strasbourg, même celle intervenue en cours d’instance, s’imposait à la Cour, soulignant que les Etats signataires avaient pris la responsabilité de mettre en conformité leur droit positif au regard du droit et de la jurisprudence européenne.
Sur un ton prémonitoire, Me Becerik mettait en garde contre une future et nouvelle condamnation de la Turquie si la Cour d’assises d’Istanbul ne corrigeait pas les manquements déjà dénoncés par l’arrêt du 14 septembre 2010.
Enfin, Me Ismael Cem clôturait les interventions de la partie civile en présentant différentes requêtes, telles de nouvelles auditions de témoins, l’organisation d’une reconstitution du crime destinée à mettre en évidence les déclarations contradictoires des inculpés, la communication du rapport d’expertise de l’Institut de recherche scientifique Tübitak, chargé d’enquêter sur les conditions dans lesquelles les bandes vidéo des caméras de la banque avaient été effacées et les possibilités de les reconstituer.
C’est une nouvelle fois sur le ton de l’arrogance et le registre polémique qu’ont répondu les avocats de la défense.
Interpellant sa consœur Fethiye Cetin, l’avocat de Yasin Hayal se leva pour s’associer, avec provocation à ses demandes : « Moi aussi je désire l’application de la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme et sollicite la remise en liberté de mon client ».
Et d’ajouter dans une stratégie de tension : « Nous demandons également que les avocats de la partie civile soient traduits en justice pour avoir dit que le jugement prononcé contre Hrant Dink était une décision de la honte. Les avocats ont ainsi injurié la cour et le Tribunal de Sisli. Si tous les jugements turcs sont des torchons, autant laisser le Tribunal de Strasbourg juger à notre place ! Défendre n’est pas insulter l’État turc, ses gendarmes, son administration... ».
Ces propos ont naturellement provoqué une violente mais coutumière polémique entre avocats de la partie civile et ceux de la défense.
Choquée par l’agressivité de ses confrères, Me Cetin attira l’attention sur « la première que constituait la demande d’avocats de traduire leurs confrères en justice en cours d’audience ».
C’est au Procureur que revint la charge de clôturer les débats par des réquisitions qui, comme à l’accoutumé, estimaient qu’aucun élément nouveau ne figurait dans les documents produits par la partie civile et s’opposaient à toutes ses demandes.
Dans sa décision intermédiaire rendue dans la soirée, la Cour décida de maintenir en détention Yasin Hayal et Erhan Tûncel, refusa la demande de reconstitution, réitéra sa demande de communication du rapport d’expertise auprès de l’institut Tübitak, ordonna la convocation ou l’audition de différents témoins et accepta également de transmettre au Procureur de la République la demande de poursuite formée par les avocats de la défense contre ceux de la partie civile...
Quant à l’arrêt rendu le 14 septembre 2010 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, invoquant son absence de caractère définitif, elle estima prématuré d’en tirer les enseignements. Il faudra donc attendre le 7 février 2011, date de la prochaine audience, pour connaître la lecture que la 14ème chambre de la Cour d’Assises acceptera d’en donner. À moins que d’ici là, et contrairement à sa déclaration publique, le Ministère des affaires étrangères ne décide d’interjeter appel.
Alexandre COUYOUMDJIAN Avocat au Barreau de Paris Président de l’AFAJA
3. Communiqué de la Mission d’observation Judiciaire :
Le Bâtonnier Jean Castelain et son vice bâtonnier Jean-Yves Leborgne ont à nouveau envoyé une mission d’observation judiciaire à l’audience du 25 octobre 2010 devant la 14e chambre de la cour d’assises d’Istanbul. Elle était composée de Me Olivier Guilbaud, membre du Conseil de l’Ordre, Me Kee-Yoon Kim, Secrétaire de la Conférence, Me Alexandre Couyoumdjian, Président de l’Association française des avocats et juristes arméniens (AFAJA).
Le communiqué suivant a été lu devant la presse :
« Au nom du Bâtonnier de Paris Jean Castelain et de son vice bâtonnier Jean-Yves Leborgne, la mission d’observation judiciaire espère vivement que la Cour d’assises d’Istanbul tirera toutes les conséquences de l’arrêt rendu par la Cour Européenne des Droits de l’Homme et qu’elle fera droit aux demandes des avocats de la partie civile concernant la jonction des procédures de Trabzon et d’Istanbul afin que l’instruction permette d’identifier tous les responsables et commanditaires de l’assassinat de Hrant Dink.
Le barreau de Paris prend acte de ce que les poursuites contre Ogun Samast seront dorénavant instruites devant la Cour d’Assises des mineurs, en espérant que cette disjonction n’affectera pas la manifestation de la vérité. » 4. Extraits de l’arrêt rendu le 14 septembre 2010 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme :
Grief relatif au manquement allégué de l’État turc à protéger la vie de Firat Dink (article 2) « Les enquêtes menées par le parquet d’Istanbul et les inspecteurs du ministère de l’intérieur ont mis en évidence que tant la police de Trabzon et celle Istanbul que la gendarmerie de Trabzon avaient été informées de la probabilité de cet assassinat et même de l’identité des personnes soupçonnées d’en être les instigateurs. » […]
« La cour examine ensuite la question de savoir si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher que Firat Dink soit assassiné. Or, aucune des trois autorités informées de la planification de l’assassinat et de son exécution imminente n’a réagi afin de l’empêcher. » […]
Grief relatif à l’ineffectivité alléguée des enquêtes pénales (article 2)
« Aucune décision de justice n’a été rendue sur le point de savoir pourquoi les officiers, compétents pour prendre les mesures appropriées suite à la transmission des renseignements par les sous-officiers, sont restés inactifs. En outre, les sous-officiers ont dû faire de fausses déclarations aux inspecteurs. Il s’agit là d’un manquement manifeste au devoir de prendre des mesures en vue de recueillir des preuves concernant les faits en cause, et d’une action concertée pour nuire à la capacité de l’enquête d’établir la responsabilité des personnes concernées. »
« Concernant les manquements imputés à la police de Trabzon, […]. Globalement, l’enquête du parquet se résumait plutôt à une défense des policiers, sans apporter d’éléments sur la question de leur inactivité face aux auteurs présumés de l’assassinat. »
« Concernant les manquements imputés à la police d’Istanbul, la cour constate qu’aucune poursuite pénale n’a non plus été déclenchée, en dépit des conclusions des inspecteurs du ministère de l’intérieur, selon lesquelles les responsables de la police n’avaient pas pris les mesures exigées par la situation. » […]
« Enfin, la Cour relève que les enquêtes visant la gendarmerie de Trabzon et la police d’Istanbul ont été menées par des fonctionnaires faisant partie de l’exécutif, et que les proches du défunt n’ont pas été associés aux procédures, ce qui affaiblit les enquêtes menées. »
Grief relatif à la liberté d’expression de Firat Dink (article 10) « La Cour souligne cependant que lorsque Firat Dink est décédé, la plus haute instance pénale avait confirmé qu’il était coupable d’avoir dénigré la turcité. Qui plus est, ce constat avait fait de lui une cible pour les milieux ultranationalistes et les autorités turques, informées du projet d’assassinat à son encontre, n’ont pas pris de mesures pour le protéger. » […]
« Après avoir analysé la façon dont la Cour de Cassation avait interprété et concrétisé la notion de turcité, la Cour conclut qu’en réalité, la Cour de Cassation a indirectement sanctionné Firat Dink pour avoir critiqué le fait que les institutions de l’État nient la thèse du génocide quant aux incidents de 1915 ». […] « Elle retient aussi que l’auteur s’exprimait en tant que journaliste sur une question d’intérêt général. Enfin elle rappelle que la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression. La cour en conclut que condamner Firat Dink pour dénigrement de la turcité ne répondait à aucun « besoin social impérieux ». »
« Dans une telle affaire, l’État ne devait pas simplement s’abstenir de toute ingérence dans la liberté d’expression de l’intéressé, mais avait aussi « l’obligation positive » de protéger son droit à la liberté d’expression contre des atteintes provenant même de personnes privées. Vu ces constats concernant le manquement des autorités à protéger Firat Dink contre l’attaque des membres d’un groupe ultranationaliste, et concernant le verdict de culpabilité prononcé sans que cela corresponde à « un besoin social impérieux », la Cour conclut que les « obligations positives » qu’avait la Turquie au regard de la liberté d’expression de Firat Dink n’ont pas été respectée »