L’audition tant attendue du témoin anonyme a marqué la 13e audience du procès des assassins du journaliste Hrant DINK le 10 mai 2010 devant la 14e chambre de la Cour d’assises d’Istanbul.
Initialement programmée à l’audience du 8 février dernier, cette audition avait été annulée dans la plus grande confusion, pour des raisons qui, à défaut d’avoir été éclaircies à ce jour, ont laissé la place à diverses rumeurs allant de l’absence d’interprète en français…, jusqu’au dysfonctionnement du système de cryptage vocal, en passant par l’absence d’ordre oral attendu par le Procureur alors qu’il avait reçu un ordre écrit du Président.
Le témoin anonyme dont l’identité est connue de la seule Cour, s’est exprimé par vidéoconférence, la voix cryptée et le visage masqué, avec le concours d’un interprète en langue turque, l’intéressé s’exprimant en arménien.
Ses déclarations se sont avérées d’un intérêt majeur puisqu’il a identifié, sur les lieux de l’attentat, les frères Hayal, Osman et Yasin, et confirmé leur implication directe dans l’exécution du crime aux côtés de Ogun Samast.
Passé du statut de témoin volontaire venu spontanément innocenter son frère Yasin auprès de la Police, à celui d’inculpé, Osman Hayal a toujours prétendu qu’il se trouvait à Trabzon le jour de l’assassinat de Hrant Dink.
Pourtant les écoutes versées à la procédure établissent que son téléphone émettait des signaux depuis Istanbul le 19 janvier 2007 jusqu’à 11H30 et qu’il a été totalement déconnecté trois heures avant le crime.
Cette circonstance n’a cependant troublé ni les enquêteurs, ni le Procureur, ni la Cour qui ne l’ont toujours jamais mis en détention.
Invité par le Président Erkan Canak à faire état de tout ce qu’il savait, le témoin déclarera, d’un seul tenant, avoir « reconnu Hrant Dink sortir de l’AKBANK et tenté de le rejoindre pour le saluer. Au même instant, deux hommes se sont approchés de lui, l’un gros et l’autre avec un béret, ont sorti chacun une arme et lui ont dit « tu vas voir ce qui va t’arriver chien d’Arménien ». Ils se sont mis à tirer. Celui qui avait le jean s’est mis à courir, le gros ne courait pas. »
Précisant son témoignage, il ajoutera avoir vu une première personne s’approcher du journaliste pour lui dire quelques mots dans le but de ralentir sa progression.
Deux hommes se sont alors approchés, l’un par devant, décrit comme maigre avec un air drogué et qu’il identifiera comme étant Ogun Samast, l’autre par derrière, plus âgé, porteur d’un pull rayé, d’un gros manteau et d’une barbe de quelques jours, identifié comme étant Yasin Hayal.
Un quatrième, reconnu comme étant Osman Hayal, les a rejoints au moment de l’exécution puis s’est retiré.
Le président Canak a alors demandé que la caméra fixe le box des accusés, invitant le témoin anonyme à reconnaître les personnes qu’il aurait vues sur place.
Malgré les efforts d’Osman Hayal pour baisser la tête, le témoin le reconnaîtra sans hésitation, ainsi que son frère Yasin et Ogun Samast.
Interrogés par la Cour, curieuse d’entendre leurs réactions, les inculpés récuseront en bloc ce témoin en raison de son anonymat et ses déclarations du fait « qu’il n’était pas d’une grande moralité… ».
La Cour s’est ensuite saisie de l’audition du second témoin qui a commencé par un incident d’audience. Détenu pour autre cause (vol) à la maison d’arrêt d’Amassia, cet ancien policier avait écrit à la Cour pour être entendu de façon anonyme par crainte de représailles.
Apprenant que son nom avait été cité, il a commencé par refuser de témoigner. Après d’âpres négociations avec le Président, il finit par accepter en exigeant que son audition se tienne à huis clos, hors présence des journalistes et des inculpés. [Ndr : même si la presse turque a dévoilé l’identité de ce témoin, l’AFAJA a décidé de ne pas la rendre publique]
Une fois la salle évacuée, le témoin est arrivé à l’audience, encadré par deux gendarmes.
La peur semblant le gagner de nouveau, il invoqua la fatigue due à son déplacement pour demander à être entendu lors d’une prochaine audience.
Le président s’y opposant, c’est donc une ambiance pesante et chaotique que le témoin, tiraillé par la peur mais déterminé à parler, acceptera de donner des informations parcellaires qui n’en sont pas moins très instructives.
Interrogé par le président soucieux de connaître si les informations qu’il détenait concernaient l’assassinat de Dink ou les personnes qu’il ne voulait pas voir, le témoin surprendra l’assistance par sa réponse directe : « Je ne connais pas Ogun. J’ai des liens d’amitié avec Erhan Tuncel, Yasin et Osman Ayal. J’ai participé à des surveillances contre le journal Agos et son entourage. »
Questionné par Fethiyé Cetin, il précisera avoir réalisé des reportages photographiques autour du journal, pour le transmettre ensuite au JITEM, [Ndr : groupe paramilitaire émanant des structures de la gendarmerie, connu pour ses actions de représailles notamment au Kurdistan.]
Il ajoute qu’avec les personnes avec lesquelles il travaillait, il connaissait le nom des accusés.
Conscient de l’importance de ses révélations, le témoin s’est interrompu de nouveau, invoquant son état de fatigue pour reconnaître finalement qu’il a peur pour sa vie, celles de ses deux enfants et de sa femme.
Néanmoins, sous le feu des questions il précisera avoir travaillé depuis la fin de son service militaire, depuis 1997 jusqu’en 2005 sous les ordres de responsables du JITEM.
Il ressortira également de ses déclarations que cet ancien policier effectuait ses missions dans l’est de la Turquie, à Trabzon et Samsun essentiellement dans le cadre d’activités de renseignement concernant les missionnaires mais également d’autres personnalités d’origine arménienne vivant dans cette région.
Le témoin ajoutera que Yasin Hayal et Erhan Tuncel travaillaient, tout comme lui, pour le renseignement des services de police et de gendarmerie et reconnaîtra avoir été régulièrement rémunéré par le JITEM, les règlements venant notamment d’Istanbul, mais parfois de Van ou Arkeri.
Refusant d’identifier son supérieur hiérarchique, il précisera cependant que la personne qui lui a confié les missions et lui donnait des ordres était un officier de gendarmerie, travaillant pour le JITEM, mais qui ne serait plus en poste actuellement car incarcéré dans l’affaire ERGENEKON.
Conscients de l’importance capitale de ce témoignage, les avocats de la famille Dink se sont tournés vers le Président Erkan Canak pour exiger, comme le prévoit la loi, de mettre ce témoin sous protection et lui permettre de révéler notamment l’identité de ses supérieurs.
Faisant mine de ne pas comprendre l’importance de la requête, le Juge qui avait déjà révélé le nom de ce témoin qui souhaitait rester anonyme, s’en étonnera : « Si cette personne a quelque chose à dire, qu’elle le dise. Quel rapport avec la loi sur la protection des témoins ? »
Rappelant les dispositions de cette loi sur la protection, les avocats de la famille Dink s’indignent de la réaction du Président : « Si la cour n’assure pas la protection de ce témoin, elle confirmera que l’État ne fait rien pour la manifestation de la vérité ! »
Bousculé par ces interventions, il concèdera au témoin, avant qu’il ne quitte l’audience : « Emmenez-le, on fera le nécessaire pour sa protection ».
Après une courte suspension, l’audience a été consacrée aux interventions des avocats et aux demandes adressées à la cour.
Me Arzu Becerik, dont les interventions sont toujours incisives, demandera à la Cour de tirer les conclusions de l’audition du témoin anonyme en mettant en détention Osman Hayal.
Rappelant les contradictions de ses dépositions quant à sa présence à Istanbul, l’avocate martèlera l’identification sans hésitation du témoin de trois des quatre personnes impliquées dans l’exécution de Hrant Dink, dont Osman Hayal.
Elle soulignera la collusion permanente des frères Hayal, la cavale de Yasin après l’attentat du Mac Donald venu se réfugier chez son frère Osman à Istanbul ainsi que les déclarations de Erhan Tuncel, parlant du groupe des frères Hayal sans faire de différence entre eux.
Me Fethiye Cetin reviendra sur la convocation à la préfecture d’Istanbul dont le directeur de Agos a fait l’objet suite à la publication d’un article révélant que la fille d’Ataturk était une orpheline arménienne.
Au cours de cette réunion, en présence du Préfet Muhammer Güler et de son bras droit Ergun Günger, un haut fonctionnaire lui fera comprendre qu’il allait payer pour ce qu’il avait dit.
L’avocate dénonce l’attitude du Préfet qui a refusé de répondre à la demande de la Cour concernant l’identification du fonctionnaire qui a menacé Dink et demande qu’il soit inculpé, tout comme son bras droit, pour falsification de preuves.
Elle ajoute cependant avoir découvert qu’il s’agissait de Özel Yilmaz, vice président du MIT, Services secrets de l’Armée, dénonçant celui qui menaça Dink alors que sa fonction était de le protéger. Précisons que Özel Yilmaz est actuellement mis en examen dans l’affaire ERGENEKON.
Fethiye Cetin conclura son intervention en demandant à la Cour d’inculper Özel Ylmaz pour l’assassinat de Hrant Dink.
Enfin, les avocats Bahri Belen et Ismail Cem Halavurt se sont lancés dans un long plaidoyer pour dénoncer l’attitude de la gendarmerie de Trabzon dont la défaillance, sans rapport avec la négligence pour laquelle certains gendarmes ont été poursuivis, révèle une participation active dans la destruction de preuves.
Sont ainsi stigmatisés l’attitude du responsable de la gendarmerie de Trabzon, Ali Öz, qui n’a pas transmis à sa hiérarchie les informations concernant la préparation d’un attentat contre Hrant Dink mais aussi l’effacement des preuves par les gendarmes et leur entrave à la manifestation de la vérité lesquels à l’aide de mégaphones appartenant à la mairie de Trabzon, ont diffusé un appel à la population leur faisant défense de donner toute information concernant le meurtre de Dink à d’autres personnes qu’eux-mêmes.
Les avocats ont donc demandé l’inculpation des responsables de la gendarmerie de Trabzon pour l’assassinat du directeur du journal Agos et la jonction avec la procédure pendante devant la cour d’assises d’Istanbul.
Après avoir entendu les avocats de la défense dans leurs plaidoiries, sollicitant notamment la remise en liberté de leurs clients, la Cour s’est retirée pour rendre son verdict intermédiaire que la Famille et les défenseurs de Dink ont reçu comme une nouvelle atteinte à leurs droits.
Malgré l’audition du témoin anonyme, Osman Hayal ne sera pas mis en détention et aucun fonctionnaire de la préfecture d’Istanbul ne sera inculpé. La Cour refusera également la mise en examen des gendarmes de Trabzon. En revanche, Ersin Yolcu et Ahmet Iskender sont remis en liberté.
D’ici la prochaine audience qui se tiendra le 12 juillet 2010, la Cour demande à la police de rechercher toutes les informations correspondant aux règlements financiers effectués par la gendarmerie d’Istanbul au profit de l’ancien policier ayant travaillé pour le compte du JITEM, de rechercher l’ensemble des enregistrements vidéo relatifs à l’assassinat de Hrant Dink, et notamment celle de l’AKBANK et de vérifier si des minutes ont été effacées. Dans l’affirmative elle demande aux services de police de rechercher s’il existe un système de récupération des images.
La Cour demande enfin au service du MIT de lui communiquer toutes les informations ou rapport concernant Hrant Dink.
Alexandre Couyoumdjian Avocat au Barreau de Paris Président de l’AFAJA www.afaja.fr
La délégation
L’Ordre des Avocats de Paris avait délégué pour cette audience une nouvelle mission d’observation judiciaire composée de Mes Vincent Delmas, membre du Conseil de l’ordre et représentant spécial du bâtonnier Jean Castelain, Kee-Yoon Kim, secrétaire de la conférence et Alexandre Couyoumdjian, président de l’AFAJA (Association Française des Avocats et Juristes Arméniens). Notons également la présence du député européen Mme Hélène Flautre, Présidente de la délégation Turquie-UE, ainsi que Ali Bayramoglu, assis sur les bancs de la partie civile aux côtés de la famille Dink
Verbatim 1 : Audition du témoin anonyme
Un avocat de la partie civile : Combien de personnes étaient impliquées dans l’assassinat selon vous ?
Le témoin anonyme : quatre ou cinq personnes
Pourquoi pensez-vous qu’ils sont impliqués ?
Ils parlaient entre eux.
Après les faits ?
Oui. Osman Hayal a essayé de faire taire son frère Yasin.
Quand tu as vu ces personnes à la police et que tu les as identifiées, as-tu hésité ?
Non
De quel côté est allé Osman Hayal :
Je ne peux pas vous dire mais je pense qu’il allait vers la mosquée de Sisli.
[…]
Un avocat de la défense : les faits se sont produits le 19 janvier. Tu es venu témoigner le 30. Pourquoi ?
Le témoin anonyme : Je ne suis pas allé avant car j’avais très peur. J’en ai parlé à mes proches. Ils m’ont convaincu de témoigner.
[…]
Le président lors de l’identification par caméra : Reconnais-tu parmi les accusés ceux que tu as vus le jour du meurtre ?
Le témoin anonyme : Je reconnais le troisième à partir de la gauche (Osman Hayal) ainsi que les deux qui sont aux extrémités.(yasin Hayal et Ogun Samast)
Après avoir refusé de se lever, l’accusé du milieu se redresse :
le témoin : c’est lui, c’est bien le frère de Yasin Hayal
Le président : Mais tu les as vus dans les journaux depuis ?
Oui, mais avant les journaux, je les avais vus le jour du crime !
[…]
Le président s’adressant à Yasin Hayal : Que penses-tu de la déposition du témoin ?
Yasin Hayal : comment croire un témoin anonyme ! ?
Nous on connaît son identité. C’est toi qui ne la connais pas. Quels sont tes déclarations ?
Vous savez que j’étais à Trabzon le jour des faits.
Le président s’adressant à Osman Hayal : Et toi qu’en penses-tu ?
Ce n’est pas un témoin de grande moralité. Quand j’étais en garde à vue, mon visage était passé à la télé. On ne peut le prendre au sérieux.
Le président s’adressant à Ogun Samast : Et toi qu’en penses-tu ?
C’est moi qui ai tout fait, j’étais seul, je rejette son témoignage.
Verbatim 2 : Audition de l’ancien policier du JITEM
Fethiye Cetin : - Parle-nous de ces opérations de surveillance contre le journal Agos ?
Je procédais à une surveillance concernant les gens du journal Agos et leur entourage. Je prenais des photos pour ensuite les transmettre au JITEM.
Mais qui t’a donné cette mission ?
Depuis 1997, j’ai travaillé avec eux. J’obéissais à leurs ordres. Mais j’ai dit que je ne voulais pas parler aujourd’hui.
Tu dois parler ! C’est très important.
J’ai peur pour ma vie. J’ai deux enfants. Une femme à l’extérieur.
Mais tu es venu spontanément !
En novembre 2005, mes relations avec le JITEM se sont terminées. Auparavant, je travaillais à l’est, dans les régions de Trabzon et Samsun. Nous avons suivi de près les activités des missionnaires mais je n’appartenais pas au groupe qui passait à l’action. Mon activité était limitée au renseignement. Yasin Hayal et Erhan Tuncel travaillaient pour les services de renseignement dans la police et la gendarmerie. Nos activités de surveillance ne se sont pas limitées à Hrant Dink. Elles concernaient également d’autres personnes d’origine arménienne dans la région de Trabzon.
Qui te donnait des ordres ?
La personne qui nous donnait des ordres était un gendarme qui travaillait pour le JITEM. Elle n’est plus en poste actuellement car incarcérée dans la procédure ERGENEKON. Mais je ne peux pas vous en dire plus.
Fethiye Cetin : vous donniez des informations au JITEM. Avez-vous pris de l’argent pour cela ?
oui
Bahri Belen : De quelle région receviez-vous cet argent ?
Istanbul, parfois Van et Hakkari
S’adressant à la Cour : Protégez ce témoin !
Le président : S’il a quelque chose à dire, qu’il le dise. Quel rapport avec la loi sur la protection ?
Le témoin : Personne ne peut être protégé dans ce pays. Comment voulez-vous me protéger ?