Plus que la teneur des débats, on retiendra de l’audience qui s’est tenue le 8 février 2010 devant la 14 ème Chambre de la Cour d’Assises d’Istanbul la poignante manifestation organisée par les familles des victimes d’assassinats politiques en soutien à celle du fondateur de l’hebdomadaire Agos.
Les familles d’une vingtaine d’intellectuels turcs assassinés, du poète Sebahattin Ali, tué en 1948 au journaliste C. Hayirsevener qui l’a été en décembre 2009, s’étaient réunis sur la place de Besiktas afin d’exprimer leur « inextinguible besoin de justice » et leur espoir que « cette Cour aura assez d’indépendance pour mettre à jour tous les secrets liés au meurtre » de Dink.
Par référence à « l’État profond », expression désignant les structures militaro-mafieuses occultes, ces « membre d’une famille toujours plus nombreuse mais qui ne veut pas s’agrandir » se sont présentés à la presse comme étant la « Famille profonde » de Hrant Dink.
La quasi-totalité des quotidiens turcs du lendemain consacrait leur une à cette nouvelle initiative de la société civile.
Dans une salle dont l’exiguïté donne à penser qu’il existe une volonté de restreindre le nombre de personnes pouvant assister à ce procès, l’audience débutait par la lecture des réponses faites aux demandes d’actes déposées lors de la précédente séance par les avocats des parties civiles.
La Direction de la Police de Trabzon refuse de transmettre les numéros de téléphone des officiers des services de renseignement de cette ville qui étaient en contact avec l’informateur, Erhan Tuncel, accusé d’avoir été l’instigateur avec Yasin Hayal du meurtre de Dink, au motif que ces données seraient confidentielles et que leur divulgation mettrait en danger leur vie.
En réponse Maître Bahri Belen fait remarquer « qu’aucun élément de preuve relatif à un crime ne saurait être couvert par la confidentialité sauf en matière d’atteinte à la sûreté de l’État ».
Faute d’avoir été transmise par le Procureur bien que déposée depuis octobre 2009, il ne pouvait être répondue à la demande d’entendre en qualité de témoins deux des accusés de la procédure Ergenekon en jugement devant la 13ème Chambre de la Cour d’Assises.
Maître Deniz Tuna procédait alors au commentaire des enregistrements vidéo des caméras de surveillance d’un magasin et d’une banque situés à proximité des lieux du crime.
Ces images montrent qu’un individu parlant au téléphone et déjà présent le matin, l’était encore quelques minutes avant l’assassinat de Dink, lorsque celui-ci, se dirigeant vers l’immeuble d’Agos, passe dans le champ d’une des caméras.
Les avocats de la famille de la victime demandent depuis plus deux ans à la Cour d’identifier cet homme en recherchant la liste des numéros des portables utilisés dans les parages durant l’heure qui a précédé et suivi le crime.
L’administration des télécommunications ne cesse de répondre de manière dilatoire à cette demande qui s’avère d’autant plus pertinente que les passages des bandes vidéo correspondant au moment de l’assassinat ont été inexplicablement effacés des disques durs de la police.
Après ce visionnage devait avoir lieu l’audition d’un témoin présent sur les lieux du meurtre et qui, par souci de sécurité, souhaitait témoigner de manière anonyme.
Afin de permettre leur éventuelle identification par le témoin, quinze des vingt accusés étaient présents dans le box.
Celui-ci ne vint pourtant pas à l’audience, illustrant ainsi l’absence de sérieux qui caractérise la conduite de cette procédure.
En effet, alors que le Président de la Cour avait pourtant donné ordre à la police d’escorter le témoin jusqu’au tribunal, elle aurait attendu pour ce faire une confirmation écrite du Procureur.
Il était alors procédé à l’audition comme simples témoins de T. Meral, O. Özbas et K. Gercek qui avaient indiqué lors de l’enquête de police avoir rencontré O. Samast à Istanbul la veille de l’assassinat qui leur avait dit être venu commettre un meurtre et leur avait montré une arme en sa possession.
En contradiction avec leurs dépositions de 2007 et alors même qu’ils venaient de prêter le serment de dire la vérité, les trois compères ne se souvenaient désormais de rien d’autre que d’avoir fumé des cigarettes avec Samast.
Or, selon un rapport adressé à la Cour d’Assises par Ramazan Akyurek, Chef de la police de Trabzon à l’époque des faits, trois hommes attendaient Samast à son arrivée à la gare routière d’Istanbul la veille du meurtre, ce que celui-ci s’est bien gardé d’indiquer aux enquêteurs.
Il s’avérait, par ailleurs, qu’en violation des règles interdisant les contacts entre témoins et accusés, les premiers s’étaient assis avec la complicité des gendarmes dans le box afin de se concerter avec les seconds.
Malgré l’évidence du caractère mensonger de leurs déclarations, la Cour ne donnait pas plus suite à la demande faite par les avocats de les mettre en détention pour faux témoignages qu’à celle de porter plainte contre les gendarmes.
Des plaidoiries des avocats des accusés on retiendra que le conseil des frères Hayal n’a pas hésité à soutenir que « Dink était l’objet de menaces de la part de la diaspora. Il n’était en aucune façon quelqu’un qu’un citoyen turc avec un minimum de jugeote aurait souhaité tuer. Son meurtre est une balle tirée contre la Turquie. Il faut que E. Tuncel soit jugé car il est le dernier maillon d’une chaîne dirigée par l’étranger ».
Derrière les juges, sur le mur de la salle d’audience d’où sort le visage sculpté d’Ataturk, une inscription proclame de manière rassurante que « La Justice est le fondement de l’Etat ».
Il est permis d’en douter, lorsque en raison de la publication du livre « Le meurtre de Dink et les mensonges des services de renseignement », Nedim Sener, journaliste au quotidien Milliyet, fait l’objet de trois procédures judiciaires distinctes qui le rendent passible de trente deux ans de prison alors que O. Samast, l’assassin présumé de Dink encourt moins de vingt ans.
La prochaine audience a été fixée au 10 mai.
Une audience sous le regard d’observateurs internationaux
Pour la quatrième fois consécutive une délégation du barreau de Paris assistait à l’audience dans le cadre d’une mission d’observation judiciaire mise en place en 2009 et reconduite par le nouveau bâtonnier, Jean Castelain.
Composée de Maîtres Vincent Nioré, membre du Conseil de l’Ordre, Kee-Yoon Kim, secrétaire de la Conférence, et Alexandre Aslanian, Vice-Président de l’AFAJA cette délégation était complétée par la présence de Maître Mélinée Nazarian, représentant le bâtonnier de Bruxelles Yves Oschinsky qui avait assisté en juillet 2009 à la dixième audience de ce procès.
Elsa Vidal, responsable Europe de l’association Reporters Sans Frontières, et Christos Makridis, Chef d’unité adjoint chargé de la Turquie à la Direction Générale Élargissement de la Commission européenne, faisaient également partie des observateurs venus de l’étranger.
Sema KILICER, conseiller politique à la Représentation permanente de la Commission européenne en Turquie assistait également à cette audience ainsi qu’elle l’avait fait pour les précédentes.
A la faveur d’une interruption d’audience, Elsa Vidal, Maîtres Nioré et Aslanian ont fait part à la presse de leur préoccupation quant à l’absence d’évolution notable de cette procédure.