À l’ouverture de l’audience du 12 octobre 2009, les cinq accusés encore détenus et présents dans le box, Ogün Samast, Yasin Hayal, Ehran Tuncel, Ahmet Iskender et Ersin Yolcu ne s’attendaient pas à ce que la « version officielle » de l’assassinat de Dink soit remise en cause.
Procédant à la lecture des courriers reçus par la Cour suite aux injonctions notifiées le 6 juillet dernier, le Président Erkan Canak donne connaissance des réponses formelles, parfois laconiques ou élusives des personnes requises.
Ainsi en est-il de Ramazan Aküyrek, chef de la police de Trabzon à l’époque des faits et aujourd’hui responsable du renseignement à Ankara, invité à donner toutes précisions sur les informations qu’il a reconnu avoir recueillies concernant le projet d’assassinat de Hrant Dink et qui évoque dans la correspondance adressée à la Cour les lettres de dénonciation de projet criminel visant Orhan Pamuk !
Fethiye Cetin, chef de file des avocats de la famille Dink interpelle la Cour : « Aküyrek a indiqué dans sa première déposition avoir reçu des informations sur les préparatifs de l’assassinat de Hrant Dink. Pourquoi nous répond-il sur la période postérieure à janvier 2007 et parle de Pamuk alors qu’on l’interroge sur Dink ? La Cour doit lui demander de communiquer toutes les informations qu’il a reçues sur les préparatifs de l’assassinat de Dink ».
Requise afin qu’elle communique l’historique des correspondances MSN de l’informateur Ehran Tuncel, la société Microsoft s’y est opposée, se réfugiant derrière la loi américaine qui protège le secret des correspondances privées. Constatant l’absence de réaction du juge, Me Bahri Belen se fait offensif : « Vous devez écrire au consulat américain et lui faire comprendre que c’est la justice turque qui s’adresse à Microsoft et non un simple particulier ».
Commentant le silence de l’administration des télécommunications sur les demandes d’audition des écoutes téléphoniques des accusés, il feint l’étonnement : « Elle ne semble pas avoir compris le courrier que vous lui avez adressé. Ce n’est pas une simple demande ou une recommandation qui lui a été adressée mais une injonction de la Cour. »
L’ancien Bâtonnier de Diyarbakir, Sezgin Tanzikulu, mettra la Cour face à ses responsabilités : « Nous avons questionné avec insistance les administrations mais leurs réponses ne sont jamais satisfaisantes. Ils adressent à la Cour des documents non pertinents alors que cela fait un an et demi que nous demandons des documents précis. Nous voulons que le nom des fonctionnaires responsables de ce dysfonctionnement soit connu. Lors de votre décision intermédiaire [audience du 6 juillet 2009], vous avez indiqué que des sanctions seraient prises en l’absence de réponse. Envoyer un document n’est pas une réponse si ce document n’a aucune pertinence. Ils ont menti. Nous vous demandons de les sanctionner ».
A sa suite, Me Fethiye Cetin prend acte de ce que venait d’être versé aux débats des pièces tirées de la procédure Ergenekon (réseau politico-militaire qui préparait un coup d’Etat), relatives à une réunion d’état major tenue le 6 octobre 2006.
Soulignant que chaque étape de l’assassinat du fondateur d’Agos avait été planifiée, elle demande que les procès verbaux d’audition de deux prévenus poursuivis dans l’affaire Ergenekon soient également transmises à la Cour.
Le premier procès-verbal concerne Sevgi Erenerol, porte parole du patriarcat orthodoxe turc (ultranationaliste), actuellement détenue, invitée lors de nombreux séminaires organisés par des membres de l’état major et des forces armées turques au cours desquelles elle aurait présenté les minorités religieuses comme une menace pour la sécurité en Turquie. Pour Fethiye Cetin, « les assassinats du père Santorro en 2006, de Dink et le massacre de Malatya sont liés et sont la conséquence de ces séminaires contre les minorités religieuses ».
Le second est celui de Durmus Ali Özoglu qui confirmerait l’existence d’un plan de déstabilisation psychologique du pays.
Et l’avocate de conclure : « Les accusés de l’affaire Ergenekon ont joué un rôle pour présenter Hrant Dink comme un traître. Quand il a été poursuivi sur le fondement de l’article 301 et qu’il s’est présenté à l’audience, ils l’attendaient et voulaient le lyncher. Il s’agissait d’une action organisée, d’une guerre psychologique contre les minorités religieuses. Nous vous demandons d’intervenir auprès du Procureur de l’affaire Ergenekon pour joindre les procédures ».
A la suspension d’audience, la délégation du Barreau de Paris, missionnée par le Bâtonnier Christian Charrière Bournazel s’adressait à la presse.
Me Vincent Nioré, membre du Conseil de l’ordre rappelait que pour la troisième fois consécutive, le Bâtonnier de Paris apportait son soutien aux avocats de la famille Dink, dans le cadre de la Convention des avocats du monde ratifiée en décembre 2008. Il ajoutait que l’actuel Dauphin, Jean Castelain, qui prendra les fonctions de Bâtonnier le 1er janvier 2010, a décidé de poursuivre ces missions d’observation judiciaire. Il se faisait également porteur d’un message de solidarité du Bâtonnier de Bruxelles Yves Ochinsky, présent à la précédente audience.
Alors que Me Matthieu Brochier confirmait l’engagement des Secrétaires de la Conférence à poursuivre ces missions d’observations judiciaires, Me Alexandre Couyoumdjian, président de l’AFAJA (Association Française des Avocats et Juristes Arméniens) annonçait qu’une mobilisation internationale des avocats serait mise en œuvre pour soutenir les confrères turcs engagés dans la défense de la famille Dink qui ne cessera que lorsqu’une décision de justice et de vérité sera rendue.
Notons également la présence à l’audience de Mme Hélène Flautre, coprésidente de la Commission mixte Turquie-Union Européenne, Ali Yurttagul, conseiller du groupe des verts au Parlement européen et Eugène Shoulgin, secrétaire général de l’International Pen Club.
A la reprise de l’audience, la Cour a auditionné les témoins convoqués. Sur les trois personnes interrogées, deux reconnaissent avoir entendu trois coups de feu et vu un jeune homme en jean et béret blanc courir et s’enfuir. Aucune ne dira avoir vu cet homme, dont la description correspond bien à celle de Samast, tirer sur Hrant Dink.
Alors que la Cour s’apprêtait à entendre les accusés sur l’arme du crime et la leur présenter, les avocats de la famille Dink demandent à ce qu’ils soient entendus séparément pour éviter toute collusion.
Après une brève hésitation, le Président Canak accepte et commence à interroger Ogün Samast resté seul dans le box.
A la stupéfaction générale, il s’avère incapable de décrire l’arme avec laquelle il est pourtant accusé d’avoir assassiné Hrant Dink :
Le Président : peux tu nous décrire l’arme avec laquelle tu as tiré ?
Samast : Je ne me rappelle pas de l’arme.
T’es tu entraîné avec ?
Non, je n’ai pas fait d’exercice avec.
Tu es venu à Istanbul avec ?
Oui, Yasin Hayal me l’a mise à la ceinture, je l’ai utilisée pour l’assassinat puis je l’ai remise à ma taille, je ne me rappelle plus. Après j’ai mis l’arme dans la poche intérieure de la veste que j’ai laissée dans le porte bagage du bus qui devait me ramener à Trabzon. Je n’ai pas vu l’arme. Si je la voyais, je pourrai vous répondre.
Tu as fais le voyage Trabzon-Istanbul avec l’arme à ta taille, tu as bien dû la regarder ?
Yasin me l’a remise en me disant qu’il y avait un problème de sécurité. Mais il n’y en a pas eu. Je l’ai vraiment vue à Samsun, lorsque les policiers m’ont arrêté. Elle était noire ou grise, je ne me rappelle plus.
Me Bahri Belen : Combien de jours se sont passés entre celui où il t’a donné l’arme et celui où tu es allé à Istanbul ?
Je ne me rappelle plus. Il fallait me poser la question plus tôt.
Tu savais ce que tu allais faire avec l’arme ? Quand tu as ouvert le cran de sécurité, tu n’as pas regardé la couleur de l’arme ?
J’allais tuer quelqu’un, je n’allais pas à un mariage. Je n’ai pas regardé l’arme.
Tu es parti le samedi pour Istanbul et l’assassinat de Dink est intervenu le vendredi suivant. Tu l’as toujours gardée à ta taille, même quand tu dormais ?
Je ne l’ai jamais regardée.
L’un des avocats de la défense : Te rappelles tu de la couleur du bus que tu as pris pour partir à Istanbul ?
Non.
Merci.
La Cour fait ensuite entrer Yasin Hayal, complice présumé sur lequel repose l’accusation d’avoir préparé l’assassinat de Dink et recruté Samast pour son exécution.
Le Président : Tu as remis l’arme à Samast, peux tu la décrire ?
Yasin Hayal : Elle était noire, un chargeur avec six balles.
C’est toi qui a rempli le chargeur, vous êtes vous entraînés ensemble ?
Je me suis procuré cette arme qui m’a été remise dans un sac. J’ai mis les balles dans le chargeur et nous avons fait un exercice de tirs, deux jours avant qu’il ne parte à Istanbul. C’est tout.
Et après les tirs, qu’avez vous fait de l’arme ?
J’ai remis des balles dans le chargeur et placé l’arme dans l’arrière boutique du salon de coiffure de Ahmet Iskender. Il n’était pas au courant.
Une avocate de la famille Dink : Avais tu des informations sur la capacité de tueur de Samast, il n’avait que 17 ans ?
Il devait juste appuyer sur la gâchette. N’importe quel enfant pourrait le faire.
Tu n’as pas pensé que sa main aurait pu trembler, qu’il aurait pu faire échouer tes projets criminels ?
Dans mon quartier les enfants obéissent aux adultes.
Et si cet enfant ne savait pas tirer ?
Je n’y ai jamais pensé.
Ahmet Iskender, propriétaire du salon de coiffure dans lequel l’arme a été entreposée déclarera ne l’avoir vue qu’une fois, lorsque Hayal l’a mise à la taille de Samast et la décrit comme étant noire. Interrogé par le Président curieux de connaître sa réaction, il répond : « Ce n’est pas mes oignons, à Trabzon, tout le monde porte une arme ».
De même, Ersin Yolcu, qui reconnaît avoir vu l’arme une fois à Trabzon, sera en mesure de la décrire et de préciser qu’elle était noire.
C’est alors que le Président Canak présente l’arme et demande à Samast s’il la reconnaît.
Goguenard, il commence à la manipuler et répond : « Le cran de sécurité ne fonctionne pas c’est tout ce dont je me rappelle ».
Visiblement très nerveux pendant l’interrogatoire de Samast, Yasin Hayal l’interpelle d’un ton menaçant : « Regarde bien l’arme, si c’est bien celle là ! ».
En réaction aux protestations que son intervention a déclanchées, Yasin Hayal se dresse et monte sur le banc provoquant un début de panique dans la salle d’audience, obligeant les gendarmes à le maîtriser.
Le stratagème semble avoir fonctionné puisque Samast fera évoluer sa position en déclarant quelques instants après : « Vraiment je ne me rappelle pas. Je me rappelle seulement du cran de sécurité qui ne fonctionnait pas. C’est comme cela que je la reconnais. » Les quatre autres accusés reconnaîtront quant à eux l’arme sans la moindre hésitation.
Me Bahri Belen tirant les conclusions de cet interrogatoire ébranlera les fondements de la version du crime telle que défendue par le Ministère Public : « Ersin Yolcu qui n’a vu l’arme qu’une seule fois est capable de la décrire. Ogun Samast qui l’a détenue pendant six jours ne la reconnaît même pas et ne sait pas où se trouve le chargeur. Il nous semble évident qu’on a donné l’arme à Samast après que les coups de feu aient été tirés. Il semble également évident que Ogün Samast n’a pas l’envergure pour commettre un tel attentat. Il y a nécessairement quelqu’un d’autre. »
Profitant de l’effet produit par cette démonstration, les avocats de la famille Dink présentent leurs requêtes à la Cour : Injonction au consulat américain pour contraindre Microsoft à communiquer les e-mails de Erhan Tuncel, communication des dossiers de Sevgi Erenerol et Ali Özoglu figurant à la procédure Ergenekon, demande d’audition d’un témoin secret, en présence notamment d’Osman Hayal, frère de Yasin.
La dernière partie de l’audience consacrée aux interventions des accusés et de leurs avocats fut particulièrement éprouvante pour Raquel, Delal et Hosrov Dink, respectivement épouse, fille et frère du journaliste assassiné.
Le comportement irrespectueux du principal accusé Ogün Samast a été, une nouvelle fois, l’origine d’un incident d’audience. Souriant et cherchant à plaisanter avec les gendarmes l’encadrant, Samast se moque ostensiblement d’une femme cherchant une place pour s’asseoir.
Hosrov Dink se lève alors, interrompt les débats et interpelle la Cour : « qu’il arrête de s’amuser pendant l’audience et de se moquer de la femme qui est dans la salle ! ». Surpris, le Président s’adressant à Samast : « Arrête toi Ogün ». Et l’intéressé de répliquer : « quoi, je n’ai rien fait, j’ai juste souri ».
Ce simple rappel à l’ordre n’a visiblement pas eu d’effet sur Samast qui continue de rire. Delal Dink se lève quelques minutes après et s’écrie : « Mais regardez-le, il continue de rigoler ».
Sur la défensive le Président indique qu’il n’a pas vu Samast masqué par un poteau. Tout comme il n’entendra pas son imprécation adressée à la fille de Dink : « que Dieu te maudisse ! ».
Enfin, les avocats de Ahmet Iskender et Ersin Yolcu se lancent dans une longue plaidoirie afin d’obtenir la remise en liberté de leurs clients, après deux années et demi de détention. Mais ce contentieux de la liberté tourne rapidement au contentieux historique pour finalement aboutir à justifier le crime.
Selon leurs défenseurs, les accusés seraient imprégnés de la méfiance séculaire des Turcs à l’égard des Arméniens, telle qu’enseignée dans les livres scolaires. Et comme tout bon citoyen, les décisions rendues par la justice turque constituent pour eux le socle d’une vérité et la première des références. Dink ayant été condamné pour insulte à l’identité nationale, leur clients n’auraient fait que répondre à ses provocations.
La charge est difficile à accepter pour la famille Dink. A nos côtés, une femme ne peut retenir ses larmes.
En réaction à cette rhétorique intolérable, Me Fethiye Cetin se dresse et riposte : « Dans chaque pays, il y a des verdicts qui sont la honte de ce pays. La décision que vous avez citée en est une. Hrant Dink a toujours été en butte aux agressions de l’extrême droite. Quand il a dit que la fille d’Atatürk était arménienne, ils ne l’ont pas supporté. Alors ils ont extrait une phrase de l’un de ses articles paru dans Agos et l’ont sortie de son contexte pour le faire condamner. Quand les Juges ont signé ce verdict, ils ont tué Hrant Dink. Le fait que vous évoquiez cette décision de justice démontre que l’assassinat de Dink est un crime raciste. Oserez-vous encore parler ainsi lorsque la Cour Européenne des droits de l’Homme aura cassé ce jugement. »
A l’issue des débats, le Procureur ne s’est pas opposé aux demandes de mise en liberté et a conclu au rejet des requêtes présentées par les avocats de la partie civile. Pourtant en fin de journée, la 14ème chambre de la Cour d’assises d’Istanbul maintenait les cinq accusés en détention et faisait droit pour l’essentiel aux demandes présentées par les avocats de la famille Dink. Ainsi, la prochaine audience fixée au 8 février 2010 s’annonce importante et pourrait permettre d’en savoir plus sur les liens entre les personnes impliquées dans l’affaire Ergenekon et l’assassinat de Hrant Dink mais aussi d’auditionner un témoin qui a souhaité garder l’anonymat. Pour quelles raisons ?
Alexandre Couyoumdjian Avocat au Barreau de Paris Président de l’AFAJA