Où aboutira le procès des assassins de Hrant Dink ?
C’est la question que l’on est en droit de se poser à l’issue de la neuvième audience, le 20 avril 2009, du procès des meurtrier et complices présumés de Hrant Dink, ouvert depuis le 2 juillet 2007 soit à peine six mois après les faits, devant la 14e chambre de la Cour d’assises d’Istanbul.
Malgré vingt mises en examen concernant au premier chef Ogün Samast, accusé d’être l’auteur des coups de feu, Erhan Tuncel et Yasin Hayal inculpés de l’avoir incité au crime, la crainte s’installe de voir le procès s’enliser dans les sables d’une vérité officielle et aboutir à un verdict minimaliste concernant des individus désoeuvrés originaires de Trabzon dont cinq seulement sont encore en détention.
Les investigations conduiront-elles aux véritables commanditaires ?
Questionnement d’autant plus fondé au regard de la passivité des représentants du Parquet, contrastant avec l’attitude de leurs homologues de la 13ème chambre de la même Cour, instruisant l’affaire Ergenekon et déterminés à démanteler ce réseau politico-militaire qui préparait un coup d’Etat.
Confronté à cette inertie du Ministère public, Fethiye Cetin, à la tête du collectif d’avocats de la famille Dink, a sollicité la présence de l’Ordre des avocats de Paris et de son Bâtonnier Christian Charrière Bournazel.
Ce dernier, intervenu 25 ans auparavant pour la défense du Bâtonnier d’Istanbul Apaydin, incarcéré par la junte militaire mais également pour Leïla Zana, députée kurde de Turquie emprisonnée, qu’il assista devant la Cour européenne des droits de l’homme a répondu favorablement à cet appel.
C’est dans ce contexte qu’il a mandaté une mission d’observation judiciaire composée de cinq avocats, Me Vincent Nioré, membre du Conseil de l’Ordre, Me Matthieu Brochier, Secrétaire de la Conférence, Maîtres Alexandre Couyoumdjian, Alexandre Aslanian et Rose-Marie Frangulian respectivement Président et Vice-Présidents de l’Association Française des Avocats et Juristes Arméniens (AFAJA).
La venue de cette délégation n’a visiblement pas été appréciée par le Bâtonnier d’Istanbul Muammer Aydin nonobstant sa signature le 6 décembre 2008 de la Convention des Avocats du Monde.
Dans sa réponse adressée à son homologue parisien, il s’étonnait d’une telle ingérence, dénonçait « la partialité et la connotation politique » de la délégation au regard de la présence de trois avocats d’origine arménienne mais réfutait paradoxalement, l’idée que Dink puisse avoir été assassiné en raison de cette même origine.
A son arrivée à l’audience du 20 avril, Ogün Samast était méconnaissable tant il avait grossi, donnant à penser qu’il bénéficie d’un « traitement privilégié » en milieu carcéral.
Les débats furent ouverts par l’audition de cinq détenus pour d’autres causes, qui avaient demandé à être entendus en raison d’informations qu’ils auraient recueillies en prison.
En guise de révélation, ils se sont succédés à la barre pour réciter en termes identiques qu’un codétenu avait temporairement rejoint leur cellule et confié savoir, de source émanant des cercles proches du pouvoir, qu’Ogün Samast n’était pas l’auteur de l’assassinat.
Quel crédit accorder à ces témoignages qui s’inscrivent dans un contexte politique opposant « l’Etat profond » au gouvernement AKP ?
D’autant qu’à la demande de l’épouse de Dink, le Premier Ministre Erdogan a commandé le 13 décembre 2007 à ses services un rapport sur l’assassinat du directeur du journal Agos, dont les conclusions vont beaucoup plus loin que les investigations actuelles du Tribunal.
Par la suite, les avocats de la partie civile ont questionné Ogün Samast, absent des deux dernières audiences pour « problèmes de santé », afin qu’il confirme les déclarations faites aux enquêteurs, auteurs du rapport remis à Erdogan.
Désinvolte, goguenard et à la limite de l’arrogance, Samast s’est refusé à répondre ou démentir, assénant qu’il n’avait rien de plus à déclarer, n’exprimant ni regret, ni compassion à l’égard de l’épouse, du frère et de la fille de la victime assis à seulement quelques mètres de lui.
Le reste de l’audience a été consacré à l’examen des requêtes des avocats de la famille Dink demandant à la Cour, à défaut d’avoir accepté de les inculper, d’entendre en qualité de témoin : Celalettin Cerrah ( Directeur des forces de sécurité d’Istanbul), Ahmet Ilhan Güler (Directeur des services de renseignement d’Istanbul) ; Resat Altay (Directeur de la Police de Trabzon), Ali Öz (commandant de la gendarmerie de Trabzon) ainsi que Ramaran Akyürek (Directeur de la Police de Trabzon).
Malgré l’importance qu’auraient revêtu ces auditions la Cour a cru devoir rejeter ces requêtes.
Elle a également refusé de faire droit aux demandes de mises en liberté que les avocats de la défense ont motivé par le « comportement exemplaire » de leurs clients en détention et la « compréhension » dont Samast devrait bénéficier compte tenu des « provocations de Dink, condamné pour insulte à l’identité turque », argument qui s’annonce être le cœur de leur stratégie judiciaire.
L’audience s’est terminée par une attaque des avocats des accusés envers leurs confrères parisiens présents dans la salle, stigmatisés comme « le Barreau d’Arménie » et pour s’être assis aux côtés de la famille de la victime.
Rappelant l’opposition du Bâtonnier d’Istanbul à leur venue, ils demandaient à la Cour de leur intimer l’ordre d’ôter leur robe ou de quitter la salle.
Dans une réaction unanime, les avocats turcs de la partie civile s’y sont fermement opposés, le Président n’y donnant d’ailleurs pas suite.
Dès le lendemain, plus de 400 avocats turcs écrivaient au Bâtonnier de Paris pour s’excuser du comportement de son homologue stambouliote et lui adresser leurs remerciement pour son soutien.
Quelles sont désormais les perspectives de cette procédure dont la prochaine date a été fixée au 6 juillet ?
La Cour continuera-t-elle à s’opposer à l’audition des hauts responsables de la police et des services de renseignement d’Istanbul et de Trabzon alors même que le rapport remis au Premier Ministre le 12 novembre 2008 conclut à leur graves manquements et invite les autorités judiciaires à les poursuivre ?
Les enquêtes ouvertes contre certains responsables de la police seront-elles enfin jointes à la procédure ouverte à Istanbul ?
La Cour finira-t-elle par enquêter sur les liens entre le réseau Ergenekon et les auteurs de l’assassinat alors qu’il semble établi qu’Ogün Samast, Yasin Halal et Erbin Susaman étaient en contact avec Mustafa Öztürk, responsable de l’organisation d’extrême droite « Foyer Alperen » et Veli Küçük, Général à la retraite, inculpé et emprisonné dans le cadre de l’affaire Ergenekon, qui avait également proféré des menaces de mort contre Dink ?
Se penchera-t-elle sur les circonstances dans lesquelles les écoutes téléphoniques visant Mustafa Öztürk ont été ordonnées puis détruites ?
La stigmatisation de Hrant Dink par les milieux nationalistes jusqu’à en faire une cible naturelle, son assassinat, la passivité volontaire ou négligente des forces de sécurité, le conditionnement et l’entraînement du meurtrier présumé, constituent autant d’éléments indissociables d’un seul et même processus criminel nécessitant une appréhension d’ensemble incompatible avec le morcellement actuel des procédures.
A défaut, seraient malheureusement prémonitoires les craintes exprimées par Hrant Dink dans son dernier éditorial au sujet des multiples procès ouverts contre lui : « Qui sait quelles nouvelles injustices vont surgir ? »
Alexandre Aslanian
Alexandre Couyoumdjian
Virginie Dusen
Avocats au Barreau de Paris
Membres de l’AFAJA
Extrait du Communiqué de la délégation du Barreau de Paris :
Nous intervenons en solidarité confraternelle avec les avocats de la famille de Hrant Dink.
Notre mission s’inscrit dans le cadre de la Convention des Avocats du Monde, convention signée à Paris le 6 décembre 2008, notamment par les barreaux d’Istanbul et de Paris
Cette convention a entre autre pour objet :
de renforcer les liens entre tous les avocats du monde,
de faire prévaloir l’ordre du droit sur le désordre des forces
Notre présence s’explique aussi par la personnalité de Hrant Dink, grand humaniste et grand défenseur de la liberté d’expression.
Il incarnait des valeurs universelles auxquelles nous sommes fondamentalement attachés et pour la défense desquelles il a été assassiné, valeurs de liberté, de respect de l’être humain quel que soient ses origines ethniques.
Hrant Dink était un homme de liberté et de lumière. Nous souhaitons que la lumière soit faite dans cette affaire et que tous les auteurs directs et indirects de son assassinat soient identifiés et condamnés.