AFAJA : Association Française des Avocats et Juristes Arméniens

Résumé de l’ouvrage "Judgment in Istanbul" par Taner Akçam

Taner Akçam est venu présenter son ouvrage "Judgment in Istanbul" lors de la conférence organisée par l’AFAJA le 27 mai 2015, sur les génocides du XXème siècle. Sa présentation a été traduite en français par l’AFAJA.

Des oppositions formulées à l’encontre des procès relatifs au Génocide Arménien à Istanbul

Lorsque, le 24 mai 1915, l’Europe a été informée que les arméniens ottomans étaient en train d’être massacrés, l’Angleterre, la France et la Russie ont émis une déclaration commune : « Au vu des crimes de la Turquie contre l’humanité et contre une civilisation, les gouvernements alliés annoncent publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront pour personnellement responsables de ces crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de leurs fonctionnaires qui auront été impliqués dans de tels massacres ».

Après la victoire des Alliés à l’issue de la Première Guerre mondiale – et la mort de plusieurs millions d’arméniens (le nombre varie de façon importante en fonction des sources) l’on s’attendait à ce que les Grandes Puissances respectent leur promesse. Cependant, il est apparu clairement au cours de la Conférence pour la Paix de Paris de 1919, que les arrestations et procès des membres du gouvernement ottoman de la période de guerre ne seraient pas chose facile, puisque la plupart de ceux qui étaient impliqués dans le génocide étaient restés au pouvoir.

L’on s’est également rapidement rendu compte que les Alliés avaient des intérêts politiques divergents dans la région, ce qui entraînait des différences importantes quant aux procès à engager à l’encontre des criminels de guerre. Enfin, et surtout, il n’existait pas d’Institutions compétentes ni de législations applicables en droit international pour régler la question des « Crime contre l’humanité ».

Il y eut toutefois trois tentatives distinctes de punir les coupables.

La première fut engagée par les Puissances Alliées lors de la Conférence de Paris, avec l’objectif de créer, dans un Tribunal international, un organe juridictionnel dédié aux procès concernant les crimes contre l’humanité et les condamnations consécutives. Les intérêts divergents des Alliés ainsi que le fait que le droit international à cette époque s’appliquait uniquement à des crimes commis par un Etat contre des citoyens d’un autre Etat, ont pourtant anéanti ces efforts. Les arméniens, considérés comme des sujets Ottomans, étaient exclus de cette catégorie et aucune convention internationale ne tenait à s’appliquer aux crimes commis par un Etat à l’encontre de ses propres ressortissants. Cette initiative fut un échec.

La seconde tentative consista en la mise en place d’une série de Cours martiales à Istanbul et dans d’autres villes par le gouvernement ottoman, avant la signature du Traité de Sèvres, dans l’espoir d’obtenir des résultats plus favorables pour la Turquie à la Conférence de Paris. A Istanbul, ces Cours commencèrent leurs enquêtes préliminaires en novembre 1918 ; les plaidoiries furent entendues à partir du mois de février de l’année suivante et jusqu’en 1922. Elles furent abandonnées du fait de la pression du mouvement nationale turc et parce que ces procès n’étaient plus perçus comme un avantage pour le nouveau gouvernement nationaliste, plus particulièrement après la signature du Traité de Sèvres et le début de l’éclatement de l’empire.

La troisième tentative fut initiée par la Grande Bretagne qui, informée de la création des Cours ottomanes à Istanbul, avait placé certains suspects en détention provisoire et les avait envoyés à Malte, colonie anglaise. Puisque les cours martiales turques avaient commencé à perdre le soutien interne, les anglais poursuivirent les procès sous l’égide du droit anglais. Cependant, du fait de l’absence de preuves suffisantes dans les archives arméniennes et anglaises contre certains suspects – contrairement aux archives ottomanes qui contenaient de nombreuses preuves – leurs efforts sont restés vains.

Ainsi, malgré leurs multiples carences, les procès militaires ottomans à Istanbul –les convocations, télégrammes, rapports de témoins oculaires et autres témoignages produits durant les procès eux-mêmes ainsi que les enquêtes et interrogatoires y conduisant – se révélèrent être très efficaces dans la démonstration et la détermination de la responsabilité du génocide.

Il y eut en totalité plus de 60 procès à Istanbul et Vahakn Dadrian et moi avons publié les décisions et les procès-verbaux de certains des plus importants en turc et en anglais.

Nous avons utilisé principalement comme source la Gazette officielle ottomane de l’époque, où les procès-verbaux des protocoles étaient publiés comme compléments, mais également des journaux quotidiens et certains rapports de l’époque. L’un des problèmes les plus importants tient au fait que ne savons toujours pas à ce jour où se trouvent les originaux des documents utilisés par les tribunaux.

Cette information devrait normalement pouvoir se trouver dans trois archives importantes. Les premières sont les Archives du Premier Ministre ottoman à Istanbul, qui conserve les documents des gouvernements ottomans de cette période ; les secondes sont les Archives Militaires (ATASE - Askeri Tarih ve Stratejik Etüt Başkanlığı Arşivi – Archives de la Direction de l’Histoire militaire et des Etudes Stratégiques) à Ankara.

Les Archives du Premier Ministre d’Istanbul sont accessibles aux chercheurs mais il semble que les documents de cette période ne peuvent être encore référencés. Au cours du processus de référencement, de nouveaux documents ont fait surface et sont disponibles dans les archives. Cependant, la plupart de ces documents concernent les aspects administratifs des tribunaux, tels que les nominations ou le transfert de prisonniers d’une ville à l’autre. Il est très difficile de trouver des documents en lien avec les procès.

Les archives ATASE, rattachées au Bureau de Chef d’Etat-major Général, constituent une autre de sources de documents relatifs à notre sujet. Puisque les procès se sont déroulés dans la Première Cour Martiale militaire à Istanbul, il est fort probable que les documents détenus par ces tribunaux se soient retrouvés à Ankara. Il est également fort probable que ces documents aient été transférés aux archives militaires (ATASE) lorsqu’Istanbul est tombée sous le contrôle du gouvernement d’Ankara, en Novembre 1992. Toutefois, l’accès à ces archives est restreint à certains chercheurs .

Les troisièmes archives pouvant contenir des documents en lien avec les procès sont les Archives du Patriarcat de Jérusalem. Bien qu’il existe certains documents pertinents dans ces archives concernant les procès, leur nombre est limité. Vahakn Dadrian a beaucoup utilisé ces documents dans le cadre de ses recherches. L’accès aux archives du Patriarcat de Jerusalem est également restreint à certains chercheurs.

Il existe deux conséquences négatives importantes aux carences listées ci-dessus. Tout d’abord, nous ne disposons pas des dossiers judiciaires originaux, et par ailleurs, nous n’avons que peu d’informations sur les procès qui se sont tenus à Istanbul. Cependant, nous pouvons bien nous figurer le déroulement de ces procès.

Il y eut 62 procès concernant la déportation et le massacre d’arméniens. Il existe des informations sur 12 d’entre eux dans des dossiers de la Gazette officielle (Takvim-i Vekâyi).

Nous avons rassemblé les informations concernant les 50 dossiers restants à partir de la presse quotidienne. Sur ces 50 procès, 22 ont pu être achevés et 17 parmi ces 22 ont donné lieu à des décisions d’acquittement pour les accusés. Il fut impossible d’obtenir la moindre information sur l’issue de 20 procès. Pour 8 autres procès, il a été jugé que des investigations complémentaires n’étaient pas nécessaires. Sur les deux procès restants, l’un a été abandonné car l’accusé a été déporté à Malte et l’autre a donné lieu à une décision d’acquittement pour l’un des accusés et à une décision d’extension des investigations pour les autres.

Il y eut en totalité 200 accusés. Des condamnations à la peine capitale ont été rendues pour 16 d’entre eux. Parmi ces 16 sentences, 13 ont été rendues par contumace, portant ainsi à 3 le nombre d’exécutions réelles.

Le commissaire britannique à Istanbul, M. Webb, fit les observations suivantes sur la question : « Il est intéressant de constater… la façon dont ces sentences ont été réparties parmi les absents et les présents en vue de limiter au maximum le nombre d’exécutions réelles. Je souhaiterais faire état et expliquer certains arguments qui ont été soulevés à l’encontre des procès tenus dans les Cours Martiales à Istanbul.

Les objections exprimées à l’encontre des documents et des informations obtenus dans les jugements à Istanbul peuvent être résumées comme suit : 1) le système juridique ottoman ne bénéficiait pas de la législation nécessaire pour de tels procès 2) Ces cours représentaient « la justice des vainqueurs » et leur mise en place a été motivée par un désir de vengeance 3) Les accusés ont été torturés, et leurs droits à la défense ont été limités voire totalement ignorés 4) Aucun témoin n’a été entendu lors des audiences et 5) il est inexact de se fier aux documents provenant de ces procès car les originaux ayant été perdus, il est impossible de contrôler leur véracité.

Les premières objections proviennent d’un manque fondamental de connaissance sur le système juridique européen. En bref, le droit pénal ottoman et le code de procédure pénale sont essentiellement issus des pays européens. Cela signifie que les procédures d’audience sont essentiellement encadrées par des règles européennes. Pour cette raison, il est erroné de suggérer que le système juridique ottoman ne disposait pas de la législation nécessaire pour ces procès.

La seconde objection consistant à dire que les procès avaient essentiellement des objectifs politiques, est très ancienne. Elle fût initialement exprimée dans les années 1970 par des intellectuels turcs puis reprise par des intellectuels américains tels que Justin McCarty et Gunter Lewy. Selon cette thèse, les procès faisaient partie d’une campagne contre le Parti Union et Progrès ; ils ont été organisés du fait de la pression exercée par les puissances occupantes et en conséquence étaient politiques et partiaux et peuvent être annulés sur la base de ces trois arguments.

D’une part, des critiques similaires ont été formulées contre les tribunaux de Nuremberg dans le cadre des procès des Nazis et ces tribunaux ont été considérés comme la « justice des vainqueurs » ou comme un « véritable lynchage ». De telles critiques ont été formulées non seulement contre ces tribunaux formés après la seconde guerre mondiale, mais également à ce jour contre le Tribunal pénal international pour le Rwanda et pour l’ex Yougoslavie. Il serait inutile de tenter de nier le caractère politique des tribunaux créés par les vainqueurs de grandes victoires faisant suite à des massacres de masse. En revanche, le caractère politique de ces tribunaux ne signifie pas que les documents et les informations obtenues et les aveux des défendeurs et des témoins au cours de ces procès étaient nuls. Bien au contraire, il peut être soutenu que ces documents et informations rassemblées durant ces procès ont une valeur inestimable pour les recherches faites aujourd’hui sur les crimes de masse.

La deuxième raison invoquée, qui est également la plus importante, est l’atmosphère politique régnant durant les procès à Istanbul. A l’inverse de Nuremberg ou d’autres procès similaires, si l’on considère les procès des Cours Martiales d’Istanbul comme étant des jugements « politiques », nous pouvons dire que cet aspect politique a significativement tourné en faveur des membres du Parti Union et Progrès. Je voudrais donner quelques exemples.

Le premier exemple concerne les conditions dans les prisons et centres de détention à Istanbul, dont je parlerai plus longuement. Le second exemple concerne le cas de Feyyaz Ali, qui était l’un des accusés dans le procès Yozgat. La première séance du procès s’est tenue le 5 février 1919. Lors de la 17ème séance, tenue le 31 mars 1919, le dossier de Feyyaz Ali a été détaché de ce procès aux motifs qu’il serait plus juste pour lui d’être jugé à Yozgat. Quelques temps plus tard, cependant, il fût libéré pour se rendre à Yozgat de lui-même et son dossier fut détruit. Dès que Feyyaz Ali fut libéré, il se rendit à Ankara, et rejoignit le mouvement national turc de libération et intégra le nouveau parlement en qualité de député. La première initiative de Feyyaz Ali au parlement d’Ankara fut de proposer une loi le 12 Août 1920 pour le « pardon de ceux qui furent condamnés par les Cours martiales ».

La troisième raison invoquée, tenant à la manière dont les verdicts ont été rendus, est hors de propos. Il peut même être soutenu que les sentences rendues ont été favorables aux accusés. La peine de mort a été majoritairement rendue à l’encontre d’accusés qui avaient fui. D’autres accusés ont été soit libérés soit condamnés à des peines très légères. Toutefois, ce qui nous importe est le type de sentences rendues par les Cours. Essentiellement, il est question de savoir si les documents utilisés et les déclarations des défendeurs et des témoins sont fiables et s’ils peuvent être utilisés comme sources d’explications des évènements historiques. Dans ce contexte, les questions les plus importantes consistent à savoir si les dépositions des défendeurs ou des témoins ont été faites sous la torture, si les défendeurs ont préparé leur défense ou s’ils ont été soumis à des pressions lors de ces préparations, et si les témoins ont été entendus au cours des procès. De toute évidence, l’une des sources les plus importantes sur ce sujet, aussi importante que certains des documents obtenus par les tribunaux, sont les mémoires des accusés ou des témoins rédigés soit pendant les procès ou dans les années suivantes.

Conditions de détention

Entre 1918 et 1921, les conditions de détention étaient extrêmement clémentes. Les suspects étaient ensemble dès le premier instant de leur arrestation, même dans le centre pénitencier et organisaient des réunions portant sur des stratégies de défense. Un journaliste, qui faisait partie des premières personnes arrêtées au poste de police, raconta plus tard dans ses mémoires : « la terrasse ouverte sur l’étage supérieur du poste de police s’est rapidement transformé en une place de marché… De superbes mets étaient envoyés par les foyers ; tous s’entraidaient… et j’en étais témoin ».

Les conditions au sein de la prison étaient les mêmes pour ceux qui y ont été envoyés plus tard. Un rapport anglais a résumé les conditions de détention comme suit : les prisonniers ont des amis dans presque chaque ministère et ils obtiennent des permissions pour avoir des rencontres sans limites avec des amis et sympathisants ; « 112 personnes sont autorisées à sortir de la prison pendant la journée. Les visiteurs ne sont soumis à aucune fouille à l’entrée, sinon à un simple coup d’œil et ils amènent librement des paquets qu’ils prétendent contenir de la nourriture mais qui pourraient également contenir d’autres choses… les femmes peuvent venir à tout moment et ne sont jamais fouillées.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les informations mentionnées dans le rapport britannique selon lesquelles les détenus étaient libres de quitter la prison à tout moment, sont justes. Ceux qui quittaient la prison y revenaient généralement quelques jours plus tard, voulant éviter la honte face au directeur de la prison. Les visites internes et les sorties de prison sont même devenues de nouveaux sujets dans les journaux quotidiens.

Tevfik Rüştü Aras, plus tard devenu ministre des affaires étrangères dans la période républicaine, faisait partie des détenus. Dans ses mémoires, il relate ce qui suit : « 2 ou 3 semaines après cet incident [lorsqu’une partie des accusés fut déportés à Malte le 28 mai 1919] au cours d’une permission que j’avais reçue, je ne suis pas retournée à la prison le soir même. Le directeur de la prison pouvait donner des permissions pour différents motifs, tels que se rendre chez le médecin ou prendre un bain, initialement accompagné par un gardien… Pensant qu’il serait facile pour nous d’échapper à ces gardes, il donna ensuite des permissions à la condition que nous promissions de revenir. En réalité, donner notre parole s’avéra plus difficile car après avoir promis, nous ne pouvions placer un si bon directeur de prison dans une situation difficile ».

En conséquence de cette liberté, plusieurs incidents d’évasion se sont produits. Dr. Reşit, le gouverneur de Diyarbakır, l’oncle d’Enver Pasha Halil Pasha et le célèbre Küçük Talat Bey n’en sont que trois exemples. Pendant toute cette période, le faible nombre d’évasions s’explique par le fait que les prisonniers ne voulaient pas s’enfuir. Si ce n’était pas le cas, toute la prison aurait été désertée. Dans ses mémoires, le célèbre unioniste Yunus Nadi expliqua la préparation d’un plan d’évasion pour vider la prison. Pourtant, seuls deux prisonniers, Halil Pasha et Küçük Talat, vêtus de tenues militaires, quittèrent la prison et les autres prisonniers choisirent de rester. Ils pensaient tous qu’ils allaient être rapidement libérés.

Toutes ces informations nous montrent que les déclarations des témoins et des accusés au cours des procès n’ont pas été faites sous une quelconque pression. Les prisonniers de cette période confirment cette réalité dans les mémoires et livres qu’ils ont écrits.

Je voudrais aborder 4 autres oppositions formulées contre les procès.

1) Les témoins n’auraient pas été entendus durant les procès et leurs témoignages n’auraient pas été consultés

Cet argument reflète un manque sérieux d’information. Ce n’est que dans le cadre des procès principaux contre les leaders du Parti Union et Progrès et au Conseil des Ministres que les témoins n’ont pas été entendus, du fait de la nature des affaires. Hormis cette exception, pour la plupart des 44 procès, qui se sont déroulés en plusieurs séances, les témoins de la défense et de l’accusation ont été entendus. Dans plusieurs affaires, l’appel des témoins était utilisé comme une tactique pour rallonger les procès. Dans certains cas, les témoignages rendus en faveur des accusés ont donné lieu à des décisions d’acquittement de ces derniers. En outre, les sentences rendues font référence aux témoignages entendus en ajoutant certaines citations.

2) Les accusés et les témoins n’ont pas été soumis à un « contre-interrogatoire », ce qui démontre que les Cours manquaient d’une législation adaptée. Cette opposition ne peut être sérieusement retenue. Il n’existe pas de « contre-interrogatoire » (cross examination) en droit français et cela ne signifie pas que les jugements rendus par les tribunaux sont inutiles. De plus, à considérer que les témoins n’ont pas été soumis à un « contre-interrogatoire », il convient de relever que durant toutes les séances des procès tenus à Istanbul, la défense a soumis les témoins à une avalanche de questions ce qui a même donné lieu dans certaines séances à des débats extrêmement houleux et virulents et des passes d’armes entre les victimes et leurs avocats et les accusés et les avocats de ces derniers.

3) Les accusés n’ont pas pu voir les documents présentés ou vérifier s’ils étaient originaux. Cet argument est totalement faux et est fondé sur un manque d’information. Tous les documents et témoignages utilisés dans ces affaires ont été vus par les accusés et leurs avocats et soumis à leur approbation et à leurs commentaires. Nous avons donné plusieurs exemples de cela dans notre livre.

4) L’argument selon lequel la véracité des pièces utilisées par les tribunaux ne peut être vérifiée puisque les originaux ont été perdus, est également erroné. En effet, il nous est possible de confirmer la véracité des pièces et des témoignages utilisés à partir de trois sources différentes.

La première source est le rapport de Takvim-i Vakayi, dans lequel les documents ont été totalement ou partiellement inclus. Nous savons que les documents officiels utilisés ont été préalablement vérifiés par les ministres concernés et certifiés avec la mention « “aslına mutabıktır [conforme à l’original]”or “aslına muvafıktır [correspondant à l’original]. Outre cette information, il peut être lu dans les procès-verbaux que, durant les séances, les documents étaient montrés aux accusés et ces derniers ont confirmés que ces documents étaient des originaux.

La seconde source est la presse quotidienne qui imprimait des reproductions fiables de certains documents.

La troisième source se trouve auprès du Patriarcat arménien de Jérusalem. Le meilleur exemple en est la déclaration écrite de Vehip Pasha. Un historien américain, Guenter Lewy a pu faire la remarque suivante concernant cette déclaration : « en l’absence des documents originaux complets nous devons nous contenter des citations choisies… mais sans le texte intégral, nous perdons le contexte des passages cités ». Pour cette raison, Lewy qualifie ce document de « faux » et considère son contenu nul. Cependant, cette déclaration de Vehip Pasha a été intégrée à la mise en examen des leaders et dans la sentence du procès de Harput, et a été lue dans le procès de Trébizonde lors de la séance du 29 mars 1919.

Des informations importantes pour cette partie de notre étude, que nous avons obtenues à Takvim-i Vekayi, peuvent être lues dans la presse quotidienne. Plus encore, Lewy ignorait que l’intégralité de la déclaration de Vehip Pasha était publiée dans le journal quotidien de l’époque. Le même document existe en texte intégral au Patriarcat arménien de Jérusalem. La copie de Jérusalem est la même que cette imprimée dans le journal Vakit et l’on peut y trouver exactement les mêmes passages cités dans la mise en examen et dans la décision rendue. Au vu de ce qui précède, il sera constaté que la véracité des déclarations de Vehip Pasha peut être vérifiée dans au moins 5 à 6 sources différentes.

Une procédure identique peut être suivie pour l’essentiel des documents, en comparant le Takvim-i Vekayi, les journaux quotidiens, dans la plupart des cas les Archives du Patriarcat arménien de Jérusalem et dans certains cas dans les mémoires.

En résumé, les documents et informations qui ont fait jour pendant les procès à Istanbul sont les premières sources pouvant nous éclairer sur 1915 et les évènements qui y sont liés. A cet égard, ces documents ont une valeur inestimable.

Concernant les investigations relatives aux déportations de 1915 à 1917

Au cours des discussions sur 1915, parmi les arguments utilisés afin de prouver que les déportations des arméniens n’avaient pas pour but leur anéantissement, il a été soulevé que les recherches avaient été conduites en temps de guerre. Selon cet argument, bien que pendant les déportations, certains élus et administrateurs locaux aient abusé de leurs positions et commis des meurtres, le gouvernement « créant une commission spéciale d’enquête… envoya les coupables aux Cours Martiales », et une grande partie des 1397 personnes faisant l’objet des enquêtes furent condamnés à diverses peines, et notamment à la peine de mort. Dans la version turque de notre livre, ces arguments sont expliqués et des informations sont données à ce sujet. Il est utile de rappeler cette information.

a) Le problème des enquêtes effectuées durant les déportations

Nous pouvons aisément contester, sur la base des documents ottomans des Archives du Premier Ministre, l’affirmation selon laquelle des enquêtes furent menées contre des fonctionnaires d’état accusés de complicité dans les meurtres ou dans l’organisation des massacres des arméniens pendant les déportations et que des condamnations à des peines de prison sévères ainsi qu’à des exécutions ont été rendues. Due à l’absence de tels documents, ceux qui ont soutenu ces arguments n’ont pas été en mesure de publier à ce jour le moindre document en ce sens. Par exemple, Kamuran Gürün, qui a avancé le nombre de 1397 n’a publié aucun document sur ce sujet mais s’est contenté d’évoquer vaguement un numéro de document. La situation de Yusuf Halaçoğlu est similaire. Dans son livre Ermeniler Tehcir ve Gerçekler (1914-1918) [La deportation des arméniens et les faits (1914-1918)], Halaçoğlu reprend exactement l’argument de Gürün et affirme que les fonctionnaires d’état déclarés coupables après avoir été jugés par les Cours martiales, ont été condamnés à de lourdes peines ». Cela étant dit, il ne publie aucun document mais se contente de donner plusieurs numéros de documents du Bureau du Ministère de l’intérieur.

Toutefois, il n’est pas possible de trouver un seul document émanant de ce bureau concernant les investigations menées et les sentences rendues contre ces élus ayant organisé ou ayant été impliqués dans les massacres des arméniens. Il existe pourtant de nombreux documents relatifs à des permissions d’enquêtes ou aux enquêtes menées contre des élus ayant pillé les propriétés des arméniens et ayant profité de leur position à cet effet.

Pour cette raison, bien que Halaçoğlu ait mentionné les numéros de 12 documents différents afin de justifier son argumentation, il n’a pas publié le contenu d’un seul d’entre eux. Ceci n’est pas une coïncidence et c’est pour une raison simple qu’il n’a pas donné la moindre information sur le contenu de ces documents. En effet, cela s’explique par le fait que si les contenus de ces 12 documents présentés comme des sources pour ceux qui furent « condamnés à de lourdes peines », avaient été examinés un à un, aucune information relative aux meurtres n’aurait pu être trouvée dans l’un quelconque de ces documents. Il n’existe pas la moindre déclaration dans ces documents concernant les peines prononcées contre les élus dont les crimes étaient établis. En d’autres termes, nous sommes face à une situation qui correspond au véritable sens de l’expression d’un mensonge « fabriqué de toutes pièces ».

Afin de comprendre la vérité de ce dur constat qui est le mien, il est utile de regarder de plus près le contenu de certains de ces documents. Parmi ceux-ci, certains se limitent à transmettre une opinion sur l’inconvenance, comme dans l’exemple qui suit : « le télégramme envoyé au gouverneur du district de la province de Eskişehir par la Direction Générale de la Sécurité (Emniyet-i Umumiye Müdürlüğü, ci-après EUM) concernant l’information relative à Yovanaki Efendi, kaymakam [chef exécutif du district] de Mihallıçık, qui est connu pour avoir transféré des arméniens de force. Il existe également d’autres informations concernant les permissions données pour engager des procédures devant les Cours Martiales pour le pillage et le détournement de biens, telles que la suivante : “un télégrame en réponse envoyé à la province de Mamüretü’l-Aziz par l’EUM au sujet du transfert d’Edhem Kadri Bey, kaymakam de Besni à la Cour Martial, qui s’est avéré avoir fermé les yeux suite aux abus des élus sur la question arménienne”. Il existe également plusieurs télégrammes concernant la volonté de “conduire une enquête” en relation avec certains incidents de pillage qui avaient été entendus.

Certains documents devant servir de preuve de l’exécution des peines prononcées contre les élus faisaient en réalité, et contrairement à ce qui était avancé, l’éloge de ces élus. Par exemple, une des pièces devant servir à prouver que des criminels étaient sanctionnés concerne kayamkam qui a été révoqué par Cemal Pasha mais rétabli par Talat Pasha. Dans le télégramme, Talat Pasha annule la procédure de révocation faite par Cemal Pasha et rétabli le kayamkamI à sa position.

Ainsi, comme nous l’avons vu, de nombreuses pièces et informations peuvent être trouvées au sujet des recherches menées concernant le pillage des biens, et non sur les meurtres des arméniens. L’essentiel du problème tient au fait que le gouvernement voulait saisir tous les biens et propriétés laissées par les arméniens et les utiliser pour divers besoins de l’Etat. Pour cette raison, il essaya d’entamer des recherches contre ceux qui s’emparaient de ces biens.

En particulier, après la création des Commissions relatives aux Propriétés Abandonnées, qui étaient en charge du contrôle et de la vente de ces biens, le gouvernement a travaillé à strictement contrôler ces commissions en leur demandant d’envoyer un rapport de leurs activités tous les 15 jours. Un télégramme envoyé aux commissions indiquait : « le directeur et les membres de la Commission des Propriétés Abandonnées ont l’obligation de communiquer leurs observations tous les 15 jours au Ministre, en distinguant les investigations nécessaires aux éléments relatifs à l’installation de réfugiés et de tribus dans les villages et les villes vidés et le compte de ceux considérés comme étant contribuables ».

On peut déduire des archives du Ministère de l’intérieur et de l’existence de dizaines de documents relatifs à la corruption et aux abus, que la supervision dans le centre carcéral n’était pas une réussite. Les archives contiennent des dizaines d’exemples de télégrammes sur des maisons appartenant à des arméniens louées à prix très bas par des élus ou dont la propriété a été totalement détournée.

Ni les ordres envoyés par télégrammes ni le déploiement d’inspecteurs n’a été suffisant pour empêcher le pillage des biens. Après cela, le gouvernement créa des commissions d’investigation pour contrôler le pillage et les envoya dans les régions concernées. Selon la déclaration faite en décembre 1918 par un élu travaillant dans l’une de ces commissions créées en septembre 1915, trois commissions différentes ont été créées. Les commissions ont seulement été capables de se rendre dans un nombre limité de provinces.

Il fut annoncé par le procureur Sami Bey lors de la séance du 5 mars 1919 du procès Yozgat, que les commissions envoyées dans les provinces n’avaient pas l’autorité pour engager des recherches sur les meurtres et étaient seulement en charge d’enquêter sur les illégalités. La remarque de Sami est fondée sur la déclaration faite par l’Inspecteur Aziz Nedim à la Commission « Enquête sur les méfaits » (tetkiki seyyiat). Dans sa déclaration écrite, Aziz Nedim, envoyé à Boğazlayan kaza en mai 1916 pour enquêter sur la situation, a déclaré : “l’ordre officiel qu’ils avaient reçu ne leur donnait pas autorité pour enquêter sur les massacres”.

Le responsable politique qui se vit attribuer un poste à la commission indiquait dans sa déclaration de 1918 que parallèlement à la limitation des enquêtes de la commission, elle n’avait pas non plus le pouvoir d’interroger des hauts fonctionnaires ni de les envoyer aux Cours martiales. Il précisa : “Malheureusement, à cette époque ces rapports n’ont pas été pris en compte. Les commissions étant seulement habilitées à mener des enquêtes préliminaires, elles ne pouvaient envoyer aux Cours martiales que des fonctionnaires de rang inférieur parmi les suspects. Pour les autres, il peut être constaté que les rapports transmis n’ont eu quasiment aucun impact”.

Même l’envoi de fonctionnaires de rang inférieur aux Cours Martiales était soumis à l’autorisation d’Istanbul. Un exemple de ce constat : “Les enquêtes relatives à l’évènement ont révélé qu’un fonctionnaire dans l’entourage de Edhem Kadri Bey, kaymakam deBesni, a abusé d’affaires d’arméniens et s’est personnellement attribué des biens sans contrepartie. Dans ces circonstances, l’affaire a été considérée comme pouvant être envoyée à la Cour Martiale et l’information a été donnée à Mazhar Bey, directeur de la Commission d’Enquête ».

Bien que les actions de la commission susmentionnées fussent limitées au pillage de biens et aux abus, elle n’était toujours pas capable de parvenir au moindre résultat. Nous tirons cette information de la déposition du grand vezir de cette époque, Said Halim Pasha. Dans sa déclaration faite à la Commission Parlementaire des Enquêtes créée en novembre 1918, Said Halim déclarait : « Suite au massacre des arméniens, des commissions d’enquêtes ont été mises en place. Elles ont accompli leurs obligations et sont rentrées. Cependant, le Ministre de l’Intérieur n’a pas souhaité divulguer le résultat de cette enquête. Malgré mon insistance, il resta muet et borné. Enfin, tant que Talat Pasha resta au Ministère de l’intérieur, aucun résultat ne put être obtenu suite aux enquêtes menées ».

En résumé, il existe des dizaines de textes dans les archives ottomanes parmi les documents du Ministère de l’intérieur, qui montrent que les activités et les enquêtes de la commission ne concernaient que le pillage des biens des arméniens, les abus et les actes illégaux. Pourtant ces enquêtes en elles-mêmes n’ont conduit à aucun résultat et il n’existe aucune trace des enquêtes initiées concernant les meurtres lors des déportations ou concernant ceux qui y ont participé. La défaite de la Première Guerre Mondiale en 1918 et la perte de pouvoir du Parti Union et Progrès étaient nécessaires pour que tout cela puisse se produire. Et en effet, dans un grand nombre de cas, c’est ce qui s’est produit.


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