Colloque du 13 février 2015 à l’Université Libre de Belgique
1.Cette journée doit beaucoup à trois absents.
D’abord à Monsieur V Ghazikian. Il était né en 1911 à Trébizonde et a survécu au génocide. Il était membre des organes de la Communauté arménienne de Belgique. Lors du tremblement de terre en Turquie du début des années 1980, certains représentants communautaires avaient voulu symboliquement faire un don au gouvernement turc ou au Croissant Rouge turc pour venir en aide aux victimes et à leurs familles.
Une majorité s’était dégagée pour refuser ce don. Quelques-uns étaient en faveur de ce don.
Monsieur Ghazikian en faisait résolument partie et avait avec force plaidé pour ce don.
Les esprits n’étaient pas mûrs. Monsieur Ghazikian était un homme de grande conscience.
Ensuite, à Monsieur Hasan Cemal. Petit-fils de Cemal Pacha. Cemal Pacha était l’un des côtés tranchants du triangle diabolique et génocidaire des Jeunes Turcs. Les deux autres côtés s’appelaient Talaat Pacha et Enver Pacha.
Hasan Cemal devait être présent à nos côtés aujourd’hui.
Pour des motifs parfaitement légitimes, il a dû renoncer à intervenir, lassé des outrances stériles des nationalismes de tous bords.
La contribution qu’il avait voulu développer était intitulée « Nationalisme et guerre ».
Il a reconnu le génocide des Arméniens en défiant tous les pièges du confort de son environnement social, familial, politique et culturel.
Ce petit-fils de bourreau est un Homme de grande conscience. C’est un Juste des idées, symbolique et anachronique. Son action ancrée dans le réel s’efforce de lutter contre tout nationalisme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne. En dénonçant le négationnisme, il poursuit l’œuvre de Jaspers et Arendt qui voyaient dans le nationalisme le vecteur dégradant l’Humanité en bestialité.
Les esprits ne sont pas encore tous mûrs pour l’écouter sereinement et pour voir en lui un homme, un courageux homme et non un drapeau turc.
Enfin, à mon père qui, dès les années 70, a compris, avec quelques-uns, que lutter pour la reconnaissance du génocide des Arméniens c’est défendre la cause de l’Homme et c’est aussi dénoncer tous les génocides. Son courage obstiné, sa main tendue vers l’Autre ont lumineusement présidé à l’organisation de cette journée qu’il avait conçue et tant voulue.
2.Cette journée n’est pas politique.
Pour paraphraser un commentateur de Zweig, ce postulat apolitique ne saurait être réduit à une sorte d’indolence proche de l’inconscience ou à un idéalisme sentimental.
Il est un refus de l’assujettissement de l’esprit à la politique et constitue un voile protecteur contre l’excès de puissance de la dynamique mécanique du politique.
Cette journée n’a pas pour objet de démontrer l’existence du génocide de 1915. Ce génocide a été. Seul un Etat, un seul Etat, s’obstine à le nier.
Cette journée n’a pas pour objet d’accuser ou de se lamenter.
La colère contre l’autre n’est pas de mise. Le pleur sur soi n’est pas de mise.
N’est-il en effet pas l’heure de consacrer le verbe et de négliger l’incantation ?
3.Cette journée est humaniste.
Je fais mienne l’expression de « communautarisme des idées » rapportée récemment par le Professeur Haarscher. Les organisateurs de cette journée ont voulu s’élever contre le communautarisme des idées. La défense des idées appartient à l’homme, quelle que soit la communauté à laquelle il appartient, même si cette défense ne sert l’intérêt particulier d’une communauté..
Vahakn Ghazikian, Hasan Cemal et mon père ont promu des valeurs universelles, sans tenir compte de l’origine de leurs bénéficiaires.
L’homme porte et défend l’homme et non son drapeau national.
C’est au nom de cet humanisme que le Prix Nobel de littérature Imre Kertész, rescapé miraculeux d’Auschwitz refusait de « réduire Auschwitz à une affaire entre Juifs et Allemands, c’est-à-dire à une sorte d’incompatibilité fatale de deux communautés (…), de ne pas (…) envisager [Auschwitz] comme un vécu universel ».
Kertész ne cessait de traquer les conséquences universelles d’Auschwitz : l’Homme avec un grand H n’a pas pu sortir sain et sauf d’Auschwitz dont l’ombre nauséabonde assombrit toute l’humanité.
Dans le sillage de Karl Jaspers, comment ne pas comprendre que les massacres ordonnés par les Jeunes Turcs présageaient d’autres larmes et cendres, plus abondantes encore.
4.La part de courage et d’humanité de certains dans les heures génocidaires est trop tue.
En 1915, en 1941, en 1994, les esprits étaient aphones mais les drapeaux flottaient fièrement. Seuls quelques-uns se sont insurgés contre l’innommable et l’inhumain.
C’est à eux que vont nos pensées reconnaissantes.
Nous savons le danger de la transformation de tout citoyen en un monstre grégaire sans conscience
Chacun peut devenir complice par omission d’un crime contre l’humanité .
Beaucoup peuvent activement participer à un crime contre l’humanité.
Mais, rares sont ceux qui s’opposent à un crime contre l’humanité avec courage et pour seul intérêt la sauvegarde de la conscience et de la dignité de l’humanité en proie à la déshumanisation.
Etaient-ils tous des Justes au sens du Memorial Yad Vashem ? Les historiens trancheront. Mais ils étaient, sans aucun doute, des hommes de conscience et de courage.
Grâce à ces héros, Justes ou Hommes de grande conscience, l’homme n’a plus peur d’être un homme et les Arméniens, les Araméens/Assyriens, les Juifs et les Tutsis ont recouvré une part de foi dans l’homme.
Ces hommes de bien ont lutté, seuls, contre la transformation de leur peuple en un instrument massif et aveugle de mort.
Simon Leys rapportait que Chesterton disait qu’il est juste d’exagérer ce qui est juste.
Exagérons l’action de ces Justes et hommes de bien. Ces héros rendent la négation des génocides encore plus abjecte.
Le négationnisme insulte l’Histoire et l’homme à travers ces héros.
Le négationnisme, je cite, est « l’ennoblissement du pire » et un « suicide provisoire ».
Mais se souvenir n’est pas suffisant, se souvenir sans apprendre est un armistice face au pire. L’antisémite et le négationniste nous le rappellent chaque jour.
5.Parler des Justes peut certes être récupéré par des esprits malveillants.
Mais nous savons que l’œuvre d’un Juste n’est pas l’œuvre d’un gouvernement.
Nous savons aussi que l’œuvre d’un Juste n’est pas la circonstance atténuante du crime et de la complicité du gouvernement.
La crainte de ce risque de récupération doit céder face à la nécessité de rendre hommage au courage historique et désintéressé mais aussi face à la nécessité de confondre le négationniste pour percer l’obstination et la honte de mensonge apeuré.
6.Il est temps de cesser d’habiter nos blessures, sans pour autant oublier et sans désapprendre.
Les orateurs de cette conférence nous y aideront, qu’ils en soient remerciés.
Le colloque est articulé en deux parties.
Une partie scientifique avec les Professeurs Ternon, Aktar, Kotek et M. Sarafian et une partie symbolique et fraternelle avec Yolande Mukagusana et un hommage rendu à Huseyin Nesimi Bey.
Que soient très chaleureusement remerciés Edouard Akillian, Asbed Chahbazian, Araz Gulekjian, Alec Kalantarian, Aida Kazarian, Anne-Marie Mouradian, Tulin Ozdemir, Karine Sargsyan, Nicolas Tavitian, Fabian Tchékémian, Ara Vrouyr, les associations étudiantes Hayasa et Nairian et ma sœur Isabelle pour leur aide précieuse et déterminante dans l’élaboration et l’organisation de cette conférence.
7.Vous connaissez la sage parole de mon père : le fils de la victime est une victime. Le fils du bourreau n’est pas un bourreau.
Amplifions cette parole.
Les petits-fils des victimes sont responsables de leur silence face à la parole courageuse des petits –fils du bourreau et face à l’action des Justes.
Les petits-fils du bourreau sont responsables de leur silence face à l’Histoire et face à l’action des Justes.
J’en appelle à un contrat multi-partite et lévinassien entre l’esprit et tous les petits-fils.
René Char a écrit que l’homme est voué à n’être qu’un début de vérité.
Celle-ci passe par l’Autre.
Nous devons donc penser et la victime et le bourreau et leurs descendants respectifs, sous le regard bienveillant des Justes et des Hommes de conscience, sans nier l’Histoire.
Grégoire Jakhian 13.02.2015