AFAJA : Association Française des Avocats et Juristes Arméniens

LA DIGNITE HUMAINE EST UNE VALEUR CONSTITUTIONNELLE

Les députés et sénateurs qui viennent de saisir le Conseil d’un recours à propos de la loi contre le négationnisme (Boyer) sont en droit de le faire, quelle qu’en soit la raison. C’est donc seulement au regard de la Constitution et de ses principes que la loi doit être examinée.

Tous les arguments qui sont tirés de la contestation des lois mémorielles doivent d’emblée être écartés : la loi Boyer n’est pas une loi mémorielle. Celle qui répondait à ce qualificatif, la loi du 29 janvier 2001, n’est pas soumise à l’examen du Conseil Constitutionnel dans le cadre de ce recours. La loi Boyer est bien une loi normative au sens de l’article 34 de la Constitution qui « détermine les délits et les peines qui lui sont applicables » et le recours à la décision du 21 avril 2005 rendu sous la présidence de Pierre Mazeaud sur la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, n’y peut rien changer.

C’est au regard de la liberté d’expression, garantie par l’art. 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’art. 10 de la Convention européenne des droits de l’homme que la constitutionnalité de cette loi doit être appréciée.

Chacun sait que la loi sur la presse ne comporte qu’un seul article qui proclame que « la presse et l’imprimerie sont libres » sous réserve de toutes les dispositions qui l’encadrent, la restreignent, la limitent et la sanctionnent, qu’il a, au fil du temps, paru nécessaire d’instaurer ou de laisser subsister afin de garantir le respect des libertés et des principes instaurés par ailleurs. Ainsi la dignité humaine a une valeur constitutionnelle tout aussi importante que la liberté d’opinion et d’expression. La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) en fait le principe fondateur de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950) tend à assurer la reconnaissance et l’application universelle et effective des droits qui sont énoncés, au premier rang desquels figure le droit au respect de la dignité de la personne humaine. Le pacte international relatif aux droits civils et politiques adoptés par l’ONU (1966) inscrit en tête de son préambule que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et leurs droits inaliénables et légaux constituait le fondement de la liberté de la justice et de la paix dans le monde. Enfin, le projet de la nouvelle Constitution européenne finalement adoptée à Lisbonne, rappelait que « l’union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de la démocratie et de l’égalité… »

Par deux décisions de 1994 et 1995, le Conseil Constitutionnel a rappelé que le respect de la dignité de la personne humaine était un principe de valeur constitutionnelle (décision du 27 juillet 1994).

Dans l’ordre interne, le principe de dignité prévaut sur celui du respect de la liberté d’expression (Cass. Crim. 7 décembre 2004). La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, prévoit expressément que l’exercice de cette liberté par les diffuseurs peut se trouver limité par le respect de la dignité de la personne humaine.

Il reste évidemment à admettre que la contestation des génocides n’affecte pas seulement l’histoire, mais d’abord et avant tout, la mémoire des peuples, qui constitue un élément fondateur de la dignité de la personne humaine. Au-delà de l’altération de la vérité historique, que ni la loi ni les juges n’ont le pouvoir d’apprécier et d’ériger en dogme, la négation d’un génocide atteint l’humanité parce qu’elle en constitue le prolongement ou l’achèvement. Le génocide considéré comme la négation par un État d’un groupe de personnes à raison de leur origine, constitue en soi une atteinte à l’humanité tout entière. N’est-ce pas une incitation à la haine, que de vouloir effacer l’autre ?

Le négationnisme n’est pas un délit d’opinion. Il est l’expression mémorisée, intellectuelle de la négation d’autrui, de ceux qui ont été visés et atteints par le génocide. La comparaison entre tous les génocides révèle que leur négation constitue l’achèvement de leur accomplissement même. On a largement démontré que les négationnistes de la Shoah étaient inspirés par l’antisémitisme qui n’avait d’autre objectif que d’éliminer jusque dans leur identité, leur mémoire et leur souvenir, les victimes de leurs persécutions. On retrouve la même obstination des génocidaires dans tous les génocides. Aucun de ceux qui ont été commis n’ont été reconnus, ni avoués par ceux qui les ont commis. Au contraire, ils les ont occultés. C’est cette occultation qui constitue l’atteinte à la dignité de la personne humaine.

La plupart des détracteurs des lois mémorielles renoncent à s’en prendre à la loi Gayssot (1990), parce qu’elle est ancienne et qu’elle reposerait sur une vérité acquise et ayant l’autorité de la chose jugée. Mais leur tranquillité n’est pas assurée, et rien ne garantit que la loi Gayssot soit à l’abri d’une nouvelle QPC alors qu’elle y a déjà été soumise sans succès. Ni l’accord de Londres en 1945, ni le jugement du tribunal de Nuremberg ne reconnaissent la Shoah comme étant un génocide. Chacun sait que cette notion même, n’a été forgée qu’en 1948 et adopté aux termes de la résolution ultérieure des Nations unies par la Convention sur la prévention et la répression des génocides (9 décembre 1948).

Ce ne sont pas les Juifs, les Arméniens, les Tutsis, les Cambodgiens, et les Yougoslaves qui ont été victimes du négationnisme, c’est l’humanité. Et il revient aux Parlements nationaux comme le conseil de l’Union européenne les y a invités par sa décision cadre du 28 novembre 2008 « de prendre les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes intentionnels (…) soient punissables (…) dont (…) l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publique des crimes de génocide ». Ce n’est pas une invention électoraliste française qui sous-tend cette directive mais une exigence européenne, à laquelle nous avons le devoir de nous soumettre.

On doit prendre le Droit et les citoyens dans l’état où ils se trouvent à un moment donné de l’histoire, et même si les historiens et les juristes considèrent qu’on a pris quelques risques à s’engager dans cette voie, ils ne peuvent revenir en arrière. Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes de n’avoir pas réagi à temps en s’opposant à la loi Gayssot. Ils n’osent pas le faire aujourd’hui et pour se justifier, cherchent dans la spécificité de la Shoah, une raison qui, sur un plan judiciaire, ne pourrait relever que de la discrimination, que le Conseil Constitutionnel se doit lui-même d’éviter. Il n’y a pas plus de raison à poursuivre les négationnistes de la Shoah en vertu de l’accord de Londres, qu’à éviter de poursuivre les négationnistes du génocide arménien répondant à la définition de 1948 et reconnu par la loi.

Bernard JOUANNEAU

Bernard Jouanneau, né en 1941, est avocat à la Cour ; Président de Mémoire 2000, association de sensibilisation aux droits de l’Homme en milieu scolaire ; grand militant du combat contre le racisme et le négationnisme, notamment à la LICRA ; auteur de « l’Histoire et la Justice face au négationnisme » Ed. Fayard, 2009.


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