Ogun Samast a donc été condamné à vie le 25 juillet 2011.
En raison de sa minorité à l’époque des faits, la Cour d’Assises des mineurs a immédiatement commué sa peine en vingt et un ans et demi d’emprisonnement pour le seul assassinat du directeur du journal Agos auxquels s’ajoutent seize mois pour port illégal d’arme et 600 livres turques (300 €).
Mais Samast doit encore être jugé pour son appartenance à une association de malfaiteurs et encourt à ce titre une condamnation complémentaire de cinq à dix ans d’emprisonnement. A moins d’un appel et compte tenu des remises de peine que l’administration pénitentiaire ne manquera pas de lui accorder, sa détention effective ne devrait pas être inférieure à quinze ans. Ainsi, celui qui lors d’une précédente audience avait provoqué la fille de Hrant Dink, en lui lançant d’un ton menaçant, « dans cinq ans je sors », doit finalement se dire que les promesses qui lui ont été faites n’ont pas été tenues. Pas encore du moins.
Mais si la rigueur de la condamnation a pu surprendre certains milieux, elle demeure somme toute fidèle au scénario judiciaire annoncé cherchant à faire peser l’entière responsabilité de ce crime raciste sur ce jeune mineur, sous influence d’un petit cercle nationaliste turc de Trabzon.
En défilant à nouveau de la place Besiktas jusqu’aux portes du Palais de justice le matin de l’audience du 29 juillet 2011, les amis de Hrant et sa famille ont voulu rappeler à la Cour d’Assises, jugeant actuellement les complices de Samast, que la sentence prononcée contre ce simple exécutant n’était pas de nature à les faire renoncer à obtenir la condamnation de l’ensemble des responsables et commanditaires de l’assassinat du journaliste arménien.
A l’arrivée de cette manifestation, une conférence de presse était improvisée au cours de laquelle l’avocat Hulki Özel annonçait le ralliement du barreau de Mersin aux cotés de la Famille Dink et la délégation du barreau de Paris, représentant le Bâtonnier Jean Castelain, composée de Me Olivier Guilbaud, ancien membre du Conseil de l’Ordre et Me Alexandre Couyoumdjian, président de l’AFAJA, réitérait le souhait que la Cour d’Assises d’Istanbul tire les enseignements de l’arrêt rendu le 14 septembre 2010 par la Cour européenne des droits de l’homme. (NAM n°169) Ce difficile combat pour la vérité avait connu une avancée significative à l’audience précédente du 30 mai 2011. En effaçant « accidentellement » une partie des bandes vidéo de surveillance de l’agence bancaire Akbank, située à proximité du siège d’Agos, les enquêteurs pensaient certainement avoir détruit les preuves d’une présence, sur les lieux du crime, de complices éventuels d’Ogun Samast.
C’était sans compter sur la détermination des avocats de la famille Dink, avec à leur tête Fethiye Cetin, lesquels, à partir d’images résiduelles de la caméra de contrôle du distributeur automatique de billets ainsi que de la caméra de surveillance d’un magasin de tissus « Saray », ont pu mettre en évidence la présence de plusieurs guetteurs dont l’un présentait une très forte ressemblance physique avec Osman Hayal, frère de Yasin Hayal actuellement incarcéré pour son implication dans l’assassinat de Dink.
Dans sa décision intermédiaire du 30 mai 2011, la Cour avait considéré ces images suffisamment probantes pour requérir de la police de Trabzon la communication des photos biométriques d’Osman Hayal aux fins de comparaison.
Rappelons pour mémoire qu’Osman Hayal, originaire de Trabzon, a toujours nié sa participation opérationnelle à l’assassinat du rédacteur en chef d’Agos alors que son téléphone portable a émis des signaux d’appels et de réception à Istanbul entre les 13 et 19 janvier 2007, jour de l’attentat et qu’un témoin anonyme entendu lors d’une audience précédente, l’a identifié comme l’un des auteurs du crime. Enfin et pour la nécessaire reconstitution de ce puzzle judiciaire, rappelons la condamnation prononcée par le Tribunal de Police de Trabzon le 2 juin 2011 à l’encontre des responsables de la gendarmerie de cette même localité, à des peines fermes d’emprisonnement allant de quatre à six mois, pour « négligence dans l’exercice de leurs fonctions », reconnus coupables d’avoir été informés du projet d’assassinat qui se préparait contre Hrant Dink et de n’avoir rien fait pour l’en empêcher.
Cette décision isolée est significative de l’éclatement de ce procès recherché par les autorités judiciaires qui se sont efforcées de cloisonner les procédures ouvertes. Conscient de la gravité des faits reprochés à ces officiers de gendarmerie, le président du Tribunal de Police de Trabzon a objectivement cherché à renvoyer le dossier dont il était saisi à la Cour d’Assises d’Istanbul laquelle s’est opposée à la jonction avec la procédure actuellement en cours. Puis à Trabzon, la Cour d’Assises et le Tribunal correctionnel ont successivement refusé d’instruire cette procédure sous la prévention de complicité d’assassinat, contraignant le Tribunal de Police à se prononcer dans les limites de sa compétence, pour des faits de négligence des officiers de gendarmerie dans l’exercice de leurs fonctions.
Malgré l’appel interjeté contre la décision du 2 juin dernier, la condamnation du commandant de gendarmerie Ali Öz et son adjoint Metin Yildiz à six mois d’emprisonnement fermes doit être considéré comme un relatif succès. Tout comme les motivations du jugement soulignant que « si une de ces institutions avait fait son devoir (police, gendarmerie et sureté nationale), l’assassinat de Hrant Dink n’aurait jamais eu lieu ».
C’est donc à l’aune de ces derniers rebondissements que s’est ouverte la 19ème audience de la quatorzième chambre de la Cour d’Assises d’Istanbul le 29 juillet 2011. Rappelant les dernières évolutions procédurales survenues depuis l’audience du 30 mai dernier, le président de la Cour fait état de la réponse adressée par la Haute Autorité des Communications (TIB) s’opposant à la diffusion et l’identification des numéros de téléphone appelés et appelants, dans un périmètre autour du siège du journal Agos, le jour de l’assassinat de Hrant Dink, motif pris de l’atteinte à la vie privée que constituerait la communication d’une information aussi large.
Avocat de la partie civile, Me Bahri Belen s’étonne et s’inquiète de la réponse de la TIB qui va trouver dans une disposition du code de procédure pénale un mauvais prétexte pour s’opposer une nouvelle fois à la manifestation de la vérité. Soulignant que la requête des avocats de la famille Dink ne concernait aucunement la divulgation du contenu des conversations téléphoniques mais simplement l’identification des émissions téléphoniques le jour et sur les lieux du crime, il fustige l’entrave à la Justice constituée par le refus de la TIB. Et Me Bahri Belen de comparer, non sans une certaine ironie, la réponse de cette haute Autorité de la Communication avec une directive du Ministère de la Justice autorisant l’identification des communications téléphoniques pour rechercher les témoins d’une infraction alors que leur demande concerne l’identification des auteurs ou complices éventuels d’un crime.
Pour appuyer cette démonstration et souligner l’importance de cette requête, Me Fehiye Cetin a projeté à nouveau un montage vidéo composé d’un plan des lieux du crime et d’extraits de films vidéo recueillis à partir des caméras de surveillance du distributeur automatique de billets de l’Akbank et du magasin de tissus « Saray ». Alors que Hrant Dink a été assassiné peu avant 15H00, la présence de deux guetteurs dans une rue adjacente au siège d’Agos est constatée à partir de 11H16, dont celle d’un homme en jean et blouson noir ressemblant fortement à Osman Hayal et s’entretenant longuement et à plusieurs reprises au téléphone. Cet individu sera à nouveau filmé, plus de trois heures après, à 14H41, faisant les cent pas entre le siège d’Agos et l’Akbank, toujours en conversation téléphonique, puis attendant visiblement une personne. Quelques instants plus tard, un individu, vraisemblablement âgé eu égard à sa chevelure blanche, s’approche de lui et lui glisse quelques mots à l’oreille, ce qui provoque son départ pour quelques instants. Pendant cette brève absence, l’homme aux cheveux blanc prendra le relai du guet puis disparaîtra. Dès son retour, l’homme en jean et blouson noir s’entretient à nouveau au téléphone. Alors qu’il converse avec son interlocuteur, il se retrouve face à Hrant Dink qui avait quitté les bureaux d’Agos pour se rendre à la banque. A son passage, il se retourne immédiatement pour ne pas croiser son regard. A 14H58, quelques instants à peine après le retentissement des tirs qui ont abattu Dink, la caméra du magasin Saray surprend la fuite d’Ogun Samast, courant et cachant son bonnet blanc dans une poche de son jean.
Sur des images concomitantes, on aperçoit à nouveau deux personnes suspectées de couvrir la fuite de Samast, positionnés entre deux voitures en stationnement et montrant la direction prise par l’assaillant, parmi lesquelles on reconnaît l’homme en jean et blouson noir,
Curieusement, ces deux individus dont la présence sur les lieux du crime a été établie depuis 11H16, quitteront le théâtre des opérations immédiatement après l’assassinat de Dink en passant par le chantier d’un magasin en rénovation…
Fort de cette impressionnante démonstration, Fethiye Cetin s’associe à la demande de son confrère Bahri Belen pour demander qu’une chambre indépendante de la Cour statue définitivement sur la légalité de la position de la TIB.
La diffusion de ce montage vidéo semble avoir fait bougé la ligne de défense de chacun des accusés encore incarcérés, savoir Yasin Hayal et Erhan Tuncell.
L’avocat d’Erhan Tuncell s’associe aux demandes de la partie civile, dénonçant l’attitude de la TIB et le manque de sérieux des motifs opposés. Il attend de la Cour d’Assises qu’elle élargisse le champ de ses investigations puisque, « à partir des images diffusées, il est clair qu’une équipe opérationnelle se trouvait sur les lieux du crime ». Depuis quelques audiences, on constate progressivement un changement de stratégie de la part de cet accusé qui depuis des mois, demande en vain sa libération en assurant avoir informé en temps voulu les forces de police de la préparation d’un attentat contre Dink. La partie civile reste très attentive aux déclarations de cet accusé, impliqué pour son rôle d’indicateur de police et qui connaît parfaitement l’aspect organisationnel de ce crime.
Pour mémoire, nous rappellerons qu’au début de l’instruction, Erhan Tuncell avait spontanément livré des informations précises et circonstanciées dans ses procès-verbaux d’audition que Selim Kutkan, chef de la section anti-terroriste d’Istanbul à l’époque des faits, lui avait interdit de signer au motif qu’elles étaient trop précises sur le niveau d’implication des policiers avec lesquels il était en relation (numéros de téléphones, adresses électroniques…) Depuis, Selim Kutkan a été démis de ses fonctions non pas pour son attitude dans l’enquête sur l’assassinat de Hrant Dink mais pour avoir informé un parti de gauche nationaliste de ce qu’une perquisition allait être diligentée à son siège dans le cadre de l’affaire Ergenekon ! Yasin Hayal semble également avoir changé de registre depuis la diffusion lors de la dernière audience de ces images vidéo mettant très sérieusement en cause son frère Osman. Le comportement violent et arrogant des précédentes audiences semble avoir laissé place à une posture dorénavant victimaire. Dès que la parole lui est donnée, il se déclare menacé et indique avoir été agressé en détention par un groupe de personne qu’il ne connaît pas mais qui pourrait bien être originaire de Trabzon, rappelant qu’il avait demandé des garanties pour sa sécurité à l’audience du 30 mai 2011.
Le président de la Cour l’interpelle pour lui demander d’où venaient ces menaces alors que les registres de l’établissement pénitentiaire ne font état d’aucune visite reçue depuis six mois ? Yasin Hayal restera énigmatique dans sa réponse mais invitera la Cour à vérifier ses déclarations concernant son agression auprès des gendarmes qui ont réussi à le protéger et qu’il remercie au passage. Son avocate qui défend également les intérêts de son frère Osman ne manquera pas cette occasion pour demander, outre le rejet de toute demande d’identification des communications téléphoniques le jour de l’assassinat, un examen psychiatrique de son client et son placement dans un établissement spécialisé. Dans sa décision intermédiaire rendues quelques heures après l’audience, la Cour ordonnera effectivement l’expertise psychiatrique de Yasin Hayal mais la confiera à un organisme de médecine légale, indépendant du système judiciaire. Par ailleurs, elle renverra le dossier devant la 9ème chambre de la Cour d’Assise pour trancher du litige concernant le refus de la Haute Autorité des Communications (TIB) d’identifier les appels émis et reçus dans un périmètre autour des lieux du crime le 19 janvier 2007. Enfin et sans attendre la prochaine audience, la Cour demande que les photos biométriques d’Osman Hayal soient, dès réception, transmises à un expert pour comparaison avec les images projetées au cours de l’audience.
Sans encore connaître le résultat des instructions complémentaires ordonnées par la Cour, le travail d’investigation engagé par les seuls avocats de la famille Dink semble avoir réellement porté ses fruits. Les images diffusées à deux reprises aux audiences des 30 mai et 29 juillet 2011 mettent en évidence la présence, sur les lieux du crime et depuis la fin de matinée du 19 janvier 2007, d’une équipe opérationnelle, assistant et couvrant les agissements d’Ogun Samast. Quelle que soit l’évolution que la Justice turque donnera à ce procès, le groupe d’avocats conduit notamment par Fethiye Cetin, Bahri Belen, Ismael Cem Halavurt, Arzu Becerik, aura réussi dans la plus grande adversité et sans le moindre soutien du procureur de la République, à démontrer devant l’opinion publique que l’assassinat de Hrant Dink était l’œuvre d’une organisation structurée impliquant des responsables à différents niveaux de l’Etat que l’accusation s’obstine à ignorer. Jusqu’à présent du moins.
Alexandre COUYOUMDJIAN
Avocat au Barreau de Paris
Président de l’AFAJA
(Retrouvez l’ensemble des articles concernant ce procès sur le site de l’AFAJA : www.afaja.fr.)